Quand Aristote rencontre les yakuzas

Dès les premières minutes de Le Vaurien, Toshio Masuda prouve qu’on peut condenser toute une vie en moins de quatre minutes — ce qui, convenons-en, ferait rêver bien des philosophes. En un générique, il raconte tout : enfance misérable, perte des repères, glissement vers la pègre. Une sorte de Critique de la raison criminelle où chaque plan, chaque transition, chaque ombre a la rigueur d’un syllogisme aristotélicien. Le cinéma, ici, pense plus vite que le spectateur.

Masuda, figure tutélaire de la Nikkatsu, est l’anti-Tarantino : il ne bavarde pas, il monte. Par un enchaînement elliptique, il fait défiler la formation du destin — comme si Spinoza avait troqué sa géométrie pour une caméra NikkatsuScope. Chez lui, tout est nécessité : l’enfant deviendra voyou, le voyou deviendra yakusa, le yakusa deviendra cadavre. La liberté ? Une illusion esthétique. Le conatus spinoziste filmé au ralenti, cigarette au coin des lèvres.

Le reste du film ne fait que confirmer cette ironie cosmique : Goro, le héros, rêve de rédemption, mais la morale kantienne n’a guère de place dans un monde où le devoir se résume à « tuer ou être tué ». On imagine Kant, dans un coin de ruelle, tentant de sauver la pureté de sa volonté bonne avant de se faire abattre par le clan Ueno. Chez Masuda, l’impératif catégorique se négocie à la lame.

Et pourtant, au cœur de cette fatalité, pointe un parfum nietzschéen : Goro, en bon vaurien métaphysique, finit par aimer son destin. Non pas parce qu’il le choisit, mais parce qu’il n’a plus rien d’autre à aimer. L’amor fati a rarement été filmé avec autant de gomina.

Ce prologue, à lui seul, est une petite leçon de cinéma — et, accessoirement, une méditation sur le déterminisme, la morale et la fatalité sociale. On pourrait presque y lire une Éthique démontrée selon la forme du scénario. Masuda, ce styliste invisible, y fait de la tragédie sans lever la voix : un Aristote des bas-fonds, un Hegel des couteaux, un Camus en costard noir.

Bref, Le Vaurien n’est pas un film de yakuzas. C’est un traité de philosophie morale filmé à hauteur de caniveau. Et dans ce caniveau, il y a — comme toujours — toute la grandeur du cinéma.

Cine-Sophia
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Vu et Noté

Créée

le 7 nov. 2025

Critique lue 3 fois

Cine-Sophia

Écrit par

Critique lue 3 fois

Du même critique

Greenland - Le Dernier refuge
Cine-Sophia
3

"Nous sommes condamnés à être libres"... au Groenland.

Ah, Greenland - Le Dernier refuge. On nous promettait la fin du monde, et on nous livre la fin du couple face à l’apocalypse, — ce qui, convenons-en, est une métaphore d’une justesse...

il y a 1 jour

Cinq gachettes d'or
Cine-Sophia
4

Dormez en paix, M. Nakadai : on vous pardonne.

Ce samedi 8 novembre 2025, le rideau est tombé sur Tatsuya Nakadai (1932-2025), cet acteur au regard si profond qu'il semblait avoir lu l'intégrale de Schopenhauer en une seule nuit pluvieuse. Sa...

il y a 1 jour

Frankenstein
Cine-Sophia
8

Frankenstein : "Prométhée-moi d’en faire bon usage…"

Guillermo del Toro réalise enfin Frankenstein, le film dont il rêvait depuis probablement aussi longtemps que Victor Frankenstein rêve de devenir influenceur en biologie synthétique. Et bien sûr,...

il y a 1 jour