Solidement ancrée dans l'imaginaire collectif, la figure du voleur fascine farouchement, tout du moins en littérature ou au cinéma. Et cela ne date pas d'hier puisque Balzac, en son temps, en avait déjà dressé un portrait flatteur dans Code des gens honnêtes, dans lequel il prêtait à ces « hommes rares » d'innombrables vertus (sang-froid, audace, etc.). Une caricature certes idyllique mais qui fait écho à un véritable mal-être qui perdure encore aujourd'hui : celui de se sentir prisonnier, asservi, écrasé par la société, l'ordre ou la morale. Le voleur fascine surtout lorsqu'il s'en prend aux plus riches, aux nantis ou aux puissants. Le vol plaît lorsque l'on distingue en lui un acte de rébellion ou de transgression. C'est bien cette idée qui est véhiculée par Le Voleur, adapté de l'œuvre de Georges Darien, puisqu'on retrouve cet esprit contestataire issu du 19e siècle (contre le pouvoir politique et la religion) et dont les effets perdurent encore en cette fin des années 60. Si Louis Malle soigne ainsi sa reconstitution du milieu bourgeois, s'il s'applique autant pour ressusciter à l'écran cette époque dominée par l'argent et les convenances, c'est tout simplement pour mieux se repaître de sa destruction. Ce n'est pas pour rien si la mise à sac d'une maison bourgeoise constituera le fil narratif du film : chaque coup de pied-de-biche, chaque tableau entaillé, sera autant de pavés balancés à la face du monde bourgeois. Le mythe du gentleman cambrioleur est oublié, la place est faite aux saccageurs, aux irrévérencieux, aux nihilistes. Les événements de mai 68 ne sont plus très loin.


L'attrait principal du Voleur réside ainsi dans son personnage principal, Georges Randal, et dans le symbole qu'il incarne. Issu de la bourgeoisie, notre homme prend le chemin de la cambriole, non pas par nécessité, mais plutôt par dépit, par défi, par dégoût de ce que les autres représentent. Si au début du récit, on peut penser que le vol constitue une vengeance envers ceux qui l'ont spolié (envers son oncle qui lui a dérobé sa fortune, envers sa cousine qui l'a privé de son amour), on se rend compte rapidement que ses agissements révèlent sa manière de concevoir la vie. Il vole pour s'opposer à l'ordre établi, pour vivre en marge d'un système qui le répugne mais qu'il ne compte pas changer. S'il croise des militants politiques (l'anarchiste Cannonier) ou des défenseurs d'une « confrérie des voleurs » (l’abbé La Margelle), il n'est intéressé par aucune cause, sauf la sienne. Dans un monde où l'on serait tenté d'opposer les bons aux méchants, les riches aux pauvres, les volés aux voleurs, Randal fait le choix de l'individualisme et du nihilisme. Car il a bien compris que dans ce monde fait d'apparat et de faux-semblants, les voleurs sont partout, parfois déguisés en notables ou en abbé, en industriel ou en femme du monde, en honnête homme ou en gredin. Quant à lui, il est bien le seul à affirmer : en volant, « c’est comme si je venais au monde ». Voler devient une raison d'être, une philosophie de vie.


Ainsi, c'est en découvrant sa vision du monde, son parcours et ses désillusions par l'intermédiaire des flash-backs, que nous allons comprendre son rejet de la bourgeoisie. C'est en écoutant le voleur que nous allons entendre la diatribe de Louis Malle. Si sa mise en scène s'avère classique, il a surtout le mérite de briller par son efficacité (par une simple ellipse narrative, il révèle la fourberie de l'oncle qui passe, dans un même mouvement, du statut de protecteur à celui de traître) et par son sens du portrait (la description qu'il nous fait des bourgeoises, légères et frivoles, prêtes à s'offrir à celui qui les dépouilles, est pour le moins délectable). Il dissémine ainsi, tout au long du récit, les coups de canifs portés à l'encontre des nantis, les montrant tour à tour avides (Geneviève), arrogants (le couple qui refuse d'apporter leur aide aux faux déménageurs) ou parfaitement ridicule (l'industriel belge). Reconnaissons-le, si Le Voleur touche à son but, c'est aussi parce que les différents acteurs brillent par leur interprétation : Julien Guiomar, Charles Denner, Marie Dubois et bien sûr Belmondo dont la solennité sied à merveille avec le cynisme de son personnage.


En opposition totale avec le romantisme ou le romanesque d'un personnage tel que Arsène Lupin, Le Voleur de Louis Malle ne fait pas dans la dentelle ou dans la demi-mesure, il casse, brise, fracture l'image de respectabilité de la bourgeoisie afin de révéler son visage hypocrite. Comme il le dit lui-même, il n'a pas d'autre but que de « désosser la carcasse bourgeoise ». Le saccage de la riche demeure l'illustre d'ailleurs à merveille. Il ne prend aucune précaution pour dissimuler ses actes : les meubles sont fracturés, les serrures forcées et la résidence violée. L'allusion sexuelle est évidente, et elle parcourt tout le film, suggérant que notre homme trouve sa jouissance dans le passage à l'acte. L'objet dérobé, alors, importe moins que le spectacle de sa toute-puissance, la vision d'une riche demeure saccagée ou les cris d'une riche femme volée. C'est d'ailleurs lorsqu'il brise un mariage, lorsque des « au voleur » vont s'élever au ciel, qu'il se sent soudainement exister. Randal pourrait s'intégrer dans la société et rentrer dans le rang. Mais pour ne pas ne soumettre ou renier son intégrité, il refuse tout, l'argent et la femme de sa vie. Pour lui, la liberté n'a aucun prix, sauf peut-être celui de la solitude.


Procol-Harum
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 14 août 2022

Critique lue 42 fois

7 j'aime

5 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 42 fois

7
5

D'autres avis sur Le Voleur

Le Voleur
Docteur_Jivago
8

♪♫ Gentleman Cambrioleur ♪♫

Par une sombre nuit, alors qu'un long cambriolage est en cours, il est précisé que Georges Randal, escroqué par sa propre famille, était d'abord un voleur par dépit, avant de l'être par plaisir. En...

le 18 mars 2020

23 j'aime

6

Le Voleur
Plume231
8

"Je fais un sale métier, mais j'ai une excuse, je le fais salement..." !

Je fais un sale métier, mais j'ai une excuse, je le fais salement... Pierre Dux, qui l'avait eu comme élève au Conservatoire, avait dit à Jean-Paul Belmondo qu'il ne tiendrait jamais une belle...

le 27 janv. 2017

20 j'aime

5

Le Voleur
Morrinson
7

"Parfois j’ai envie de tout faire sauter. Tout... Au lieu de donner des coups d’épingles."

Encore une belle surprise du côté de chez Belmondo, encore une fois là où je ne m'y attendais pas, après Un homme qui me plaît. Bien au-delà du simple portrait d'un gentleman-cambrioleur, en...

le 28 janv. 2019

17 j'aime

2

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

84 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12