Indéniablement, Leçons de ténèbres est l’un des meilleurs exemples de l’approche cinématographique de Werner Herzog à vouloir évoluer entre documentaire et fiction. Tourné au Koweït et en Irak peu après la première guerre du Golfe, dans le sillage immédiat de la retraite destructrice de l’armée irakienne, il brosse un portrait du Koweït de l’après-guerre à travers un effarant documentaire poétique, rappelant quelque peu Fata Morgana. Ce film est toutefois plus localisé, plus contextualisé et plus réflexif.
Mais malgré ce cadre, le film est presque apolitique – à l’exception de deux scènes dans lesquelles des femmes arabes décrivent les tortures du régime de Saddam Hussein – et non historique dans son traitement de la guerre, de la région dans laquelle elle s’est produite, de la situation mondiale et des événements qui l’ont provoquée. Rien de tout cela n’est du ressort de l’art de Herzog... Il n’a jamais été un cinéaste polémique, ni même particulièrement politique, préférant examiner des personnes, des lieux et des événements particuliers en fonction de leur relation avec des archétypes ou des idées. C’est un metteur en scène du grandiose et du grand format, même s’il trouve le plus souvent ces éléments dans les mégalomanies affichées par les individus.
Dans ce cas, cependant, l’homme est presque entièrement absent du film. Les seuls personnages parlants, en dehors de la narration d’Herzog, sont les deux femmes arabes déjà mentionnées, et dont les paroles ne sont même pas traduites. Les autres personnages du film sont silencieux, pour la plupart des hommes travaillant à éteindre les feux de pétrole allumés par les soldats irakiens au lendemain de la guerre, et ils sont généralement aperçus de loin, recouverts d’épaisses couches de vêtements de protection et aperçus comme de simple silhouette face aux flammes imposantes. Cette abstraction des éléments humains permet à Herzog de transformer ce documentaire en une sorte de récit de science-fiction sur un monde étranger, et dès le début, sa narration renforce cette idée que notre planète est étrangère à ses propres habitants. À cette fin, il a capturé des images aussi belles qu’étonnantes : des lacs de pétrole, des flammes imposantes qui remplissent le ciel de fumée noire, un désert jonché d’ossements et de mystérieuses épaves métalliques, d’étranges machines accomplissant des tâches mystérieuses au milieu de ce paysage infernal... Ce n’est pas un hasard si le film est divisé en chapitres avec des titres faisant référence à Satan, ou si la voix off de Herzog cite généreusement le livre de l’Apocalypse : tout est fait pour diffuser une impression apocalyptique.
L’accent est mis avant tout sur la vision, car une fois les quelques chapitres d’introduction terminés, la voix off s’efface dans le silence, et l’écran s’imprègne de la force écrasante des images ainsi que la musique d’opéra qui les accompagne. Ces images sont à la fois horrifiantes et impressionnantes, et Herzog les présente avec une vraie sensibilité, la caméra se déplaçant lentement autour des brasiers ardents jusqu’à donner au film un rythme contemplatif. Un moment étonnant, peut être le meilleur du film, est celui où Herzog observe une grande flaque d’huile qui bouillonne dans la chaleur. Les gouttelettes d’huile, qui dansent et rebondissent, forment une sorte de musique visuelle, dont les seuls sons émis sont ceux des claquements et des bourdonnements provenant de l’huile chauffée. A un autre moment, le film passe du temps avec les hommes qui tentent d’éteindre les flammes, et Herzog les montre comme étant des créatures extraterrestres, emmaillotés dans d’épaisses combinaisons de protection et agissant de manière mystérieuse, comme lorsqu’ils rallument plusieurs panaches de pétrole qui avaient été éteints.
Herzog exalte ainsi une véritable beauté troublante, une beauté très pure où toute trace de contexte politique est efficacement occultée. Herzog a, bien sûr, été critiqué pour cela, mais l’engagement politique n’est pas son style, et il y a quelque chose de beaucoup plus profond à l’œuvre dans ce film, au-delà des événements politiques spécifiques qu’il dépeint. Leçons de ténèbres est, plutôt qu’un commentaire sur la première guerre du Golfe, une méditation passionnée sur les retombées de toute guerre, une chronique de la façon dont l’extrême violence de l’homme nous a transformé en “extra-terrestre”, en éléments étrangers à la nature.
Sur la planète extraterrestre rencontrée dans ce film, les flammes ont tout ravagé, tout détruit, tout engloutie. Herzog trouve de la beauté dans ces images, mais également une profonde tristesse, comme le sentiment que nous sommes incapables d’habiter correctement le monde, que ce dernier nous sera toujours étrange et hostile à cause de notre inaptitude à coexister avec lui. La nature, pour Herzog, est à la fois belle et effrayante, et il en va de même pour les œuvres de l’Homme.