Difficile d'émettre un avis général sur un film qui a connu pas moins de trois montages officiels. Comme pour Blade Runner, la route a été longue avant que Ridley Scott ne puisse enfin livrer aux spectateurs le montage définitif de son quatrième long métrage : Legend, unique incursion du metteur en scène britannique sur les terres de la fantasy. Aussi, pour mieux commencer cette critique, autant revenir sur ces versions bien différentes.


A l'origine de ces trois moutures, on trouve une projection-test ratée du premier montage de Ridley Scott d'une durée de 150 minutes (aujourd'hui perdu). Fortement encouragé par Universal de revoir sa copie — mais aussi effrayé d'avoir fait un film trop long pour le public des années 80 — le réalisateur renvoya son film en salle de montage pour être réduit pas moins de trois fois. C'était sans savoir que ses trois versions allaient être, un jour ou l'autre, présentées au public :


Le montage européen / 1985 / 94 min
En 1985, Ridley Scott a besoin de renouer avec le succès. Son précédent film, Blade Runner, a été un four sans nom. A trop vouloir imposer sa vision, il s'est brouillé avec les producteurs, perdant ainsi tout espoir d'obtenir le final cut. Mais ceci est une autre histoire. Avec Legend, Scott rechigne moins à revoir sa copie et entreprend un nouveau montage plus accessible au public familial. Pas question de lifting pour cette mouture dédiée au vieux continent — contrairement à la version américaine —, Scott optant pour un simple "rabotage" de scènes jugées trop longues, aboutissant ainsi à un montage de 94 minutes. Ainsi, cette version conserve le score classique de l'immense Jerry Goldsmith (Alien). Même si le sentiment d'inachevé est bien présent (voir notamment la rencontre avec Meg Mucklebone), le film tente de "sauver les meubles" en comparaison avec la version américaine (voir plus bas). L'exaltation esthétique est indéniable mais l'ensemble manque cruellement de substance, la faute à une succession de scènes trop courtes et, parfois même, sans âme. La musique de Goldsmith offre tout de même au film une élégance — qu'il perdra définitivement avec la partition de Tangerine Dream — créant bien souvent de vrais moments de grâce (voir Lili courir dans la salle des colonnes au ralenti).
Ma note : 6/10.


Le montage américain / 1986 / 89 min
Seule version disponible aux États-Unis jusqu'en 2002, ce montage est calibré pour le box office. Il ne s'agit pas de la version "originale" du film comme le disent souvent les Américains, puisque ce montage est sorti en 1986, environ 8 mois après sa sortie européenne. Promptement invité par son producteur Arnon Milchan (la version Loves Conquers All de Brazil, c'est lui) à revoir drastiquement sa copie, Scott se voit contraint de proposer le montage le plus resserré possible et demande au groupe allemand Tangerine Dream de composer un nouveau score électronique. Leur excellent travail sur La Forteresse noire de Michael Mann ne doit pas être étranger à ce choix, tant les deux films se font écho dans leurs thématiques. Brian Ferry vient compléter la bande son avec sa chanson pop Is your love strong enough?. Soutenu par Universal dans ce travail de sape, l'idée de Milchan semble être inspirée par le succès (pourtant relatif) de L'Histoire sans fin, dont le score initial de Doldinger avait dû subir les ajouts musicaux de Gorgio Moroder et Limahl. Comme pour le film de Petersen, cette bande son "dans l'air du temps" a la fâcheuse tendance de dater considérablement le long métrage. On a affaire là à un pur produit des années 80 ! Malgré une introduction plutôt agréable à l'oreille, la partition de Tangerine Dream ne reproduit pas l'envoutement de La Forteresse noire et tombe bien souvent à côté de la plaque. Du côté du scénario, les trop nombreuses coupes rendent l'histoire rachitique, maladroite, sans aucune subtilité ni saveur. Ridley Scott réussit tout de même à placer quelques plans inédits dans ce montage mais commet une faute de goût impardonnable en dévoilant Darkness dès la scène d'introduction. Ce dernier ne revêt même pas sa forme habituelle puisqu'il arbore une peau charbonneuse ainsi que des yeux et griffes vert fluo. Abominable ! Reste la beauté plastique des images de Scott, alourdie parfois par des effets inutiles (une fusion flashy entre Lili et la robe noire lors du ballet) et des couleurs un brin trop saturées. Quasiment inregardable pour les fans européens !
Ma note : 4/10


Le director's cut / 2002 / 114 min
Au début des années 2000, la place de Ridley Scott à Hollywood a considérablement évolué : il est considéré comme un cinéaste culte, Blade Runner a été réhabilité après un premier director's cut en 1992 (qui sera peaufiné en 2007) et il a reçu l'Oscar du meilleur film pour son grand succès Gladiator. Avec l'avènement du DVD, les montages inédits de films anciens se multiplient. L'édition spéciale de Legend permet donc a Scott d'offrir au public sa version préférée du film : un montage de 114 minutes. Grosso modo, cette mouture s'apparente à la version européenne à laquelle on aurait rajouté 20 minutes supplémentaires. Pas de nouvelles scènes au rendez-vous (ou très peu) mais des séquences rallongées qui retrouvent enfin toute leur intégrité (le passage avec Meg Mucklebone devient enfin une épreuve importante dans le périple de Jack). Les dialogues reprennent toute leur ampleur, bien loin de la banalité déconcertante des deux précédentes versions. De nouveaux inserts, disséminés ça et là, participent amplement à l'expansion de ce monde et de ces habitants qui paraissent soudainement plus vivants et moins fonctionnels (Nell, Brown Tom, etc) et offrent au film ce supplément d'âme qui lui faisait cruellement défaut. L'histoire est délayée, les trouvailles visuelles sont plus foisonnantes que jamais et la nouvelle fin inédite offre une subtilité bienvenue à la morale du film, moins manichéenne qu’elle n’y paraît. Accompagnée par la partition intemporelle de Jerry Goldsmith, cette mouture a des airs de petit classique et mérite d'être considérée comme la vraie version de Legend.
Ma note : 8/10.


Voilà pour les différentes versions. De manière générale, applaudissons l'énorme travail visuel accompli sur ce film (une habitude pour Scott après Alien et Blade Runner). Le metteur en scène nous en met une fois de plus plein les mirettes en composant des tableaux à chaque plan de caméra. Mention spéciale également à la direction artistique et à Rob Bottin (The Thing, RoboCop) qui a réalisé le maquillage de Darkness, la meilleure incarnation du diable au cinéma (bien qu'il ne s'agisse pas exactement de Satan). Il faut dire que le personnage partait dès le départ sur de bons rails, étant incarné par Tim Curry, acteur caméléon tout droit sorti du Rocky Horror Picture Show. La toute jeune Mia Sara s'en sort également avec les honneurs pour son rôle de princesse à double facette. En revanche, Tom Cruise paraît bien fade dans le rôle de Jack. D'un autre côté, le personnage du jeune homme est une incarnation du bien en totale opposition avec le maléfique et très sexué (si, si !) Darkness. Vu comme cela, Cruise remplit son contrat même si ce rôle ne restera pas parmi ses plus convaincants. Le reste du casting, avec ou sans prothèse, est suffisamment crédible pour donner vie à ce monde de conte de fée. Car Legend est un conte de fée, une allégorie sur le thème de l'adolescence doublée d'une variation du péché originel (Jack et Lili renvoient à Adam et Eve ; Darkness au Serpent). Déçu de n’avoir pu concrétiser son projet de film sur Tristan et Yseult, Ridley Scott s’est plongé dans les contes mythologiques pour en livrer une sorte de synthèse qui ne soit pas une simple adaptation d’un récit connu. On ne passe cependant pas à côté d’un sentiment de « déjà vu ». Legend emprunte des personnages et un décorum vu chez Peter Pan, Blanche Neige ou La Belle et la Bête (une scène de banquet fait notamment beaucoup penser au film de Cocteau). Plus largement, l’histoire évoque le conte de Grimm La Fille du Roi et la Grenouille (appelé aussi Le Roi Grenouille ou Henri de Fer). Dans celui-ci, une jeune princesse conclut un pacte avec une grenouille afin qu’elle l’aide à récupérer la balle d’or qu’elle a fait tomber dans une fontaine. Les deux princesses partagent les mêmes traits de caractères. Espiègles, manipulatrices, totalement pourries gâtées, elles vont apprendre, au cours de leurs mésaventures, la portée de leurs actes.
Côté action, c'est là que le bât blesse : le tant attendu combat final entre le bien et le mal n'est guère réussi et l'utilisation d'un cascadeur revêtant un masque grossier de Darkness nous fait parfois sortir du film. On en viendrait presque à rêver d'un final cut avec le visage maquillé de Tim Curry apposé sur sa doublure, à l'instar de ce qu'avait fait Joanna Cassidy sur Blade Runner. Mais les deux films ne partageant pas la même aura, nous pouvons douter qu'une telle initiative voit le jour. Certains reprocheront également à Legend de présenter un monde peu cohérent, à mille lieux d'une Terre du Milieu vivante et crédible. Mais ce film ne joue pas sur ce terrain. Son monde est celui des rêves et est davantage sensoriel que pragmatique.


Si vous êtes un rêveur ou un grand enfant, et si Alien et Blade Runner vous ont mis une claque, Legend est à coup sûr fait pour vous. Le souffle épique et héroïque n'est certes pas toujours au rendez-vous, mais sa poésie et ses images hyper-esthétisées sont suffisamment puissantes pour vous rester longtemps en tête. Si le cinéma de Ridley Scott ne vous a jamais impressionné, passez votre chemin. Ce n'est pas ce film qui vous fera changer d'avis (tentez votre chance avec Thelma & Louise).

Créée

le 29 avr. 2013

Modifiée

le 29 avr. 2013

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MajorTom

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