Tarantino fait partie de ces cinéastes dont on attend toujours avec impatience le prochain effort. Doté d'un sens inégalable de l'écriture (et de la narration non linéaire dont il s'est fait une spécialité) ainsi que d'un goût prononcé pour les diatribes et la mise en valeur de ses comédiens, le gonze occupe désormais une place à part au sein du paysage cinématographique moderne. Certes, moins prolifique que ses contemporains (The Hateful Eight n'est après tout que son huitième film en 23 ans de carrière derrière la caméra), le cinéaste à l'ADN cinéphilique sans commune mesure n'en a pas moins toujours livré des oeuvres remarquables, plus ou moins référentielles et pour la plupart devenues elles-mêmes des références dans chacun des genres où elles s'inscrivent.


Après avoir abordé avec succès il y a deux ans le western à connotation épique avec l'excellent Django Unchained, voici que l'ami Quentin remet le couvert avec ce Hateful Eight. Tourné en pellicule 70 mm (un format abandonné depuis 1966), ce huitième film au pitch à priori simpliste évoque pour beaucoup dans ses principaux ingrédients (unité de lieu restreinte, confrontation de différents caractères archétypaux, structure en whodunit) la toute première oeuvre du cinéaste. Pourtant, alors que l'on s'attendait à un Reservoir dogs bis doublé d'un nouvel hommage au western d'exploitation (toute la promotion du film s'est évertué à nous le faire croire), Tarantino réussit une fois encore à outrepasser les attentes en proposant une oeuvre totalement inattendue, tant dans sa structure que dans ses parti-pris narratifs et esthétiques.


La force de son huitième film tient ainsi tout autant à un scénario d'une intelligence féroce qu'à un formidable casting, le réalisateur convoquant pour l'occasion plusieurs de ses acteurs fétiches. Du trop rare Kurt Russel (parfait en bounty hunter aussi rude qu'inflexible) à l'excellent Samuel L.Jackson (principal référent du film, s'il en est un) en passant par le flegmatique Michael Madsen, l'increvable Bruce Dern, le méconnu Walton Goggins et le génial Tim Roth, chacun d'entre eux trouvent ici un rôle à la mesure de leur talent respectif. A cette formidable réunion de comédiens s'ajoute aussi la revenante Jennifer Jason Leigh (méchamment méconnaissable sous les ecchymoses), nouvelle venue dans la galaxie Tarantino, et parfaite dans le rôle à contre-emploi d'une véritable mégère apprivoisée, enchaînée au bourreau implacable qui la mène envers et contre tout à la potence, à travers les plaines enneigées du Wyoming. Contraint par le blizzard de faire halte avec la condamnée dans une auberge isolée, celui-ci soupçonne très vite que les quelques personnages occupant l'endroit ne sont probablement pas tous ceux qu'ils semblent être et que certains d'entre eux sont soit des complices de la prisonnière, soit d'autres chasseurs de tête intéressées par la prime. Toute la question est alors de savoir si la pendaison promise aura bel et bien lieu...


Alors certes, le format du film peut paraître quelque peu excessif (surtout pour un huis-clos annoncé), une durée de 2H47 faisant évidemment craindre quelques baisses de régime. D'autant qu'il s'agit tout d'abord pour Tarantino de mettre en présence dès sa longue exposition quatre de ses huit salopards attitrés dans une première unité de lieu, la diligence. Une confrontation qui, si elle tire parfois un peu en longueur, a néanmoins le mérite de révéler par les dialogues le contexte historique et politique de l'intrigue tout en annonçant la teneur antagoniste d'un huis-clos passant d'un espace limité à un autre et auquel viendra bientôt se greffer quatre nouveaux personnages tous aussi douteux qu'antipathiques. Les huit salopards en titre se retrouvent alors réunis dans une mercerie isolée, suffisamment grande pour permettre au réalisateur de jouer sur les espaces et les hors-champs, réduisant le cadre sur les échanges de certains protagonistes tout en dissimulant subtilement à notre vue des personnages à priori plus passifs ainsi que leurs actions.
Il faut en cela souligner le formidable travail effectué sur la photographie et les décors du film lesquelles participent pour beaucoup à accentuer le sentiment paradoxal de confort et d'oppression qui se dégage de l'auberge. Une fois le cadre et le contexte plantés, le cinéaste n'a plus qu'à confronter ses différents antagonistes tout d'abord dans des échanges empreint de suspicion et de ressentiments (les logorrhées délectables du personnage de Tim Roth, la rudesse des prises de parole de John Ruth, les investigations de Warren) puis dans des règlements de compte plus ou moins radicaux (le long monologue rétro-actif du major Warren et l'événement qui s'ensuit).


En se basant sur le motif de l'enfermement et la confrontation de caractères pétris de zones d'ombre, Tarantino va alors appliquer une mécanique de huis-clos imparable, privilégiant très vite une atmosphère de paranoïa dictée par le personnage du bourreau John Ruth, auquel Kurt Russell prête tout son talent et son charisme. Si QT avait déjà donné le haut de l'affiche à l'acteur dans son sous-estimé Death Proof (et lui avait même réservé un temps le rôle de Big Daddy dans Django Unchained), la présence de ce dernier en tête de casting permet non seulement de contenter une partie des fans nostalgiques de l'acteur (Snake forever !) mais aussi de rapprocher le film d'une oeuvre de "jeunesse" de Russel et dont Tarantino se sert ici d'influence majeure pour son intrigue. Car là où les arguments promotionnels du film laissaient entrevoir en The Hateful Eight un énième hommage au western-spaghetti, le scénario élaboré par Tarantino s'écarte peu à peu des attentes en passant du western verbeux à l'authentique film de paranoïa et d'horreur.


Et s'il est bien un film qui reste le parangon en matière de paranoïa et de suspense horrifique, c'est bien le magistral The Thing de John Carpenter dont Tarantino se réclame de plus en plus ouvertement au fur et à mesure qu'évolue son récit (la gestion de l'espace confiné et la mise en valeur des hors-champs, les vastes étendues enneigées cernant l'auberge, la tempête empêchant toute fuite, le passage où Ruth confisque les armes à feux qui renvoie évidemment à la prise de pouvoir de McReady dans le film de Carpenter, la scène de la mise en joue des suspects qui renvoie à celle du test sanguin). D'où l'intelligence du réalisateur de faire une légère entorse à ses habitudes BOphiliesques en faisant appel au légendaire Ennio Morricone pour composer le score de son film. Car si le compositeur reste surtout célèbre pour ses partitions léoniennes, beaucoup semblent avoir oublié qu'il avait également composé le score du chef d'oeuvre de Big John en 82. Et c'est bien lorsque retentit une première fois le thème tonitruant de Bestiality, lors d'une des scènes les plus mémorables du film, que Les huit salopards acquiert une dimension horrifique jusqu'alors insoupçonnée, ponctuée de mises à mort inattendues et de visions gores exacerbées qui démystifient pour beaucoup l'aura quasi-iconique de chacun des personnages. Ce glissement d'un genre à un autre est d'autant plus surprenant que parfaitement orchestré par Tarantino, lequel a toujours flirté avec l'horreur sans jamais l'aborder frontalement (la scène qu'il réalisa pour Sin City, sa participation au script de From Dusk till dawn, les fusillades ultra-sanglantes de Django Unchained...).


Pour autant, ce n'est pas tant cette soudaine montée en puissance de la violence et de l'horreur qui étonne que la déstructuration soudaine d'un récit que l'on pensait étonnamment linéaire (cela aurait été une première de la part de QT) et qui finit de révéler au détour d'un flash-rewind les tenants et les aboutissants d'un traquenard impitoyable. Se refusant au moindre manichéisme, le réalisateur joue alors pleinement de l'ambivalence de chacun de ces salopards-titre dont les motivations revanchardes et le clivage nordistes-sudistes n'excluent pas les associations les plus inattendues. D'autant qu'il ne s'agit ici, comme souvent chez Tarantino, que d'une question de points de vue, différents selon les personnages et chaque angle adopté par le cinéaste pour raconter son histoire. De cette approche fragmentée, faisant évidemment la part belle à une succession de dialogues savoureux, ressort finalement un questionnement pertinent sur la notion aléatoire de justice et sur la cruauté que requiert toutes mises à mort, que celles-ci soient perpétrées par des criminels déterminés à sauver l'un des leurs (le premier massacre de l'auberge en flash-back) ou exécutées sous couvert de la loi (ou de l'état de guerre, comme en témoigne l'évocation des exactions passées du major Warren et du vieux général confédéré). Il s'agit donc bien ici pour Tarantino de dénoncer, en filigrane de son formidable jeu de massacre, un système de valeurs cruelles où aucune forme de hiérarchie (militaire, le général sudiste) et de représentation de la loi (les chasseurs de primes, le shérif) n'est épargnée. En ce sens, The Hateful Eight se révèle être un titre particulièrement approprié tant le film brille par son absence totale de référents dignes de confiance.


Si l'on retrouve dans ce huis-clos enneigé tous les ingrédients constitutifs de l'oeuvre du cinéaste, force est donc de constater que la confrontation dantesque de ces huit salopards, loin de n'être qu'une redite tarantinesque complaisante et ultra-référencée, lui permet au contraire de tirer son art vers un degré d'excellence qui force l'admiration. Que ce soit la précision de sa mise en scène, sa rigueur d'écriture, son propos sous-jacent, son sens redoutable du suspense et sa direction d'acteurs au cordeau, tout participe à faire de The Hateful Eight le film le plus maîtrisé et jubilatoire de son incomparable auteur.
Nul doute que le western en sera à jamais changé. Le cinéma d'horreur aussi d'ailleurs.

Buddy_Noone
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le 8 janv. 2016

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