Première grosse sortie de 2016, le nouveau film de Quentin Tarantino suscite d’ores et déjà l’émoi chez les amateurs de cinéma. L’auteur de Pulp Fiction et Django Unchained continue de faire évoluer son cinéma et de construire la filmographie exemplaire dont il a toujours rêvé. Les Huit Salopards, son dernier bébé, semble compiler de toutes les obsessions du réalisateur : western, huis-clos, longs dialogues suivis d’explosions de sang et casting familier. Pourtant, les apparences sont trompeuses et le huitième film de Tarantino pourrait être son plus surprenant.


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Le western, c’est un peu le genre qui traverse toute la filmographie de Quentin Tarantino. Rappelons-nous de Kill Bill 2 (2004), Inglourious Basterds (2009) et de leurs lourdes citations des poncifs esthétiques du genre. C’est toutefois avec son film suivant qu’il succombe à la tentation et réalise son vrai premier film du genre. Même si Django Unchained (2013) empruntait énormément à La Prisonnière du Désert de John Ford (1956, un immanquable de la période classique du western), Tarantino a toujours rejeté les influences du western classique pour affirmer son amour pour le versant italien du genre : le western spaghetti. Ici, pas de manichéisme, de gentils cowboys contre les méchants Indiens, tous les personnages sont des crapules, avides d’argent et de sang. Django Unchained était donc un croisement d’époques : figure héroïque et récit mythologique mais aussi ambiguïté morale et violence déchainée. Pour son second western, Tarantino radicalise quelque peu la recette : il gomme l’héritage classique et verse dans les tendances les plus modernes du genre pour livrer un film noir, radical et une sorte d’aboutissement de sa carrière de metteur en scène.


Quelques années après la guerre de sécession, huit étrangers se retrouvent coincés par un violent blizzard dans une auberge de montagne : la Mercerie de Minnie. L’un d’eux, John Ruth dit « Le Bourreau », chasseur de prime, transporte une prisonnière condamnée à se faire pendre dans la ville voisine de Red Rock. Arrivé à l’auberge, Ruth est sûr d’une chose : l’un des sept autres résidents joue un double jeu et a la ferme intention de libérer sa prise. Un concept simple que Quentin Tarantino arrive à rendre effroyablement prenant et jouissif sur l’ensemble des trois heures du film. Les Huit Salopards est un presque huis-clos : seuls l’auberge et la diligence y menant servent de cadre au film, à l’exception d’un court flashback. De quoi rappeler au spectateur Reservoir Dogs (1992), premier film du cinéaste et fonctionnant également à la fois sur un principe de huis-clos et sur l’idée que l’un des personnages enfermés cache son jeu. L’habitué du cinéma tarantinéen devinera bien aisément la structure qu’emploie le film, celle d’un crescendo commençant de la manière la plus anodine qui soit, avant que la tension ne monte progressivement pour finir sur un déchainement de violence.


Peu de variations de lieu donc, tout se joue de prime abord sur la collision des caractères et sur des dialogues très longs et toujours écrits avec une remarquable finesse. La formule a finit par évoluer : les personnages parlent énormément, prennent leur temps avec un phrasé typique et un sens de la « phrase culte » propre au cinéaste. Pour autant, point de digressions sur le concept de pourboire ou la pertinence des massages de pieds. Ici, chaque ligne de dialogue a un sens propre à l’intrigue, contribue à construire les personnages mais aussi les thématiques du film. Les différents protagonistes interviennent un à un dans le film, se présentent, discutent, certains se connaissent de réputation, d’autres n’hésitent pas à mentir pour dissimuler leur vraie nature.


La confrontation fonctionne à merveille, d’autant plus que Tarantino s’est fait plaisir et a convié la plupart de ses vieux potes au casting : Kurt Russell, Samuel L. Jackson, Tim Roth, Michael Madsen mais aussi Walton Goggins, Bruce Dern, James Parks ainsi que deux nouvelles têtes chez le cinéaste : Demian Bichir et surtout Jennifer Jason Leigh dans le rôle de la prisonnière. Difficile de parler exhaustivement de tous les acteurs tant chacun est impeccable et sait se faire remarquer à un moment ou l’autre du film. Jackson, après une prestation un peu moins convaincante dans Django Unchained, revient en grande forme et prend visiblement immensément de plaisir à incarner le Major Marquis Warren, personnage central et sans aucun doute l’un des plus ambigus et complexes du film. Russell est irréprochable en John Ruth, mais on retiendra peut-être avant tout Jennifer Jason Leigh (qui est d’ailleurs la seule actrice du film nominée aux Oscars). Sa prestation est géniale dans toute la répugnance et la monstruosité du personnage qu’elle incarne, presque une antithèse des rôles féminins centraux des précédents Tarantino, et le spectateur prendra un plaisir presque malsain à la voir constamment malmenée par les autres protagonistes. Enfin, citons également Walton Goggins. L’acteur au faciès improbable, remarquable dans The Shield ou encore Justified, trouve ici son premier grand rôle de cinéma, et on ne peut qu’espérer que le tremplin offert par Tarantino s’avèrera payant.


Les Huit Salopards est sans doute le film le plus bavard de Tarantino, mais aussi peut-être l’un de ses plus violents. Après une première heure et demie relativement calme, les hostilités sont lancées et le film révèle tout son potentiel. Certaines critiques on pu parler du film comme du « premier film d’horreur de Tarantino ». La formulation peut semblée osée mais n’est pourtant pas si éloignée de la réalité : un lieu clos, une menace invisible, une atmosphère anxiogène renforcée par le cadre frigorifiant, des effusions brutales d’hémoglobine… L’influence du western est bien entendu toujours prégnante. Plus que Sergio Leone, réalisateur cher au cœur du cinéaste, on pensera avant tout à deux films prenant également pour cadre la montagne enneigée : Le Grand Silence de Sergio Corbucci (1968) et La Chevauchée des Bannis d’André De Toth (1959). Mais c’est une autre référence, plus éloignée qui semble prédominer : celle du The Thing de John Carpenter (1982). Même environnement clos au milieu de l’aridité de la neige, même climat paranoïaque avec un ennemi dont on sait qu’il peut se cacher derrière n’importe quel visage… Tarantino pousse son hommage au maître jusqu’à inviter Kurt Russell, acteur principal du film de Carpenter, et Ennio Morricone à la BO. Le compositeur de référence du western spaghetti signe une partition angoissante, fondée sur la répétition d’un thème entêtant et rappelant, justement, son travail sur The Thing (sans les synthés très 80’s). Il est terriblement réjouissant de retrouver un acteur si prestigieux de la musique de cinéma, d’autant plus que son travail est à la hauteur de sa réputation.


Le film est également un aboutissement formel pour Tarantino, qui a accompli l’un de ses fantasmes en tournant sur pellicule 70mm, un procédé raréfié de nos jours et garantissant une image large et extrêmement détaillée. Le réalisateur prend à contrepied l’utilisation standard de ce format en filmant principalement non pas de vastes paysages mais bien l’intérieur d’une cabane. En ouvrant à ce point le cadrage au sein d’un lieu si cloisonné, le réalisateur s’offre de nouvelles perspectives de composition d’image. Le film regorge d’idées de mise en scène, il se passe toujours quelque chose à l’image avec, notamment, un habile jeu sur le rapport entre l’avant-plan et l’arrière-plan. La violence propre au cinéaste est bien entendu magnifiée à l’écran, toujours exacerbée entre ralentis généreux et gerbes de sang spectaculaire. Pour autant, elle n’a jamais été aussi crue et brutale. L’approche est moins ouvertement fun et démesurée que pouvait l’être celle de Kill Bill, le ton est à la fois plus amer et plus froid.


Chez une partie des critiques et du public, la rengaine est toujours la même : « Tarantino, c’est verbeux, violent et ça ne raconte rien ». Bien au contraire, Les Huit Salopards raconte énormément de choses. C’est d’abord le portrait d’une Amérique meurtrie suite à la guerre, où la rancœur est omniprésente et où la haine raciale est vivace. Le personnage de Samuel L. Jackson pourrait presque apparaître comme une version vieillie de Django, mais chez qui la colère et la soif de vengeance auraient pris des proportions bien plus importantes. Le mensonge et le ressentiment habitent tous les personnages, noirs comme blancs, nordistes comme sudistes. Le film joue également avec le symbole représenté par Lincoln pour mieux le déconstruire à travers un jeu autour d’une lettre écrite par l’emblématique président. On est à l’opposé de l’idéalisme établi par John Ford justement ou par exemple par son héritier Steven Spielberg. Analyser plus en détail le dernier film de Tarantino équivaudrait à le spoiler sauvagement mais il convient de rappeler qu’on a ici affaire à un cinéaste intelligent, audacieux dans le traitement de ses thématiques et des formes de son cinéma, et pas à un simple amuseur habile et recycleur de pop culture.


Les Huit Salopards est indéniablement un film important dans la carrière de Quentin Tarantino. Le réalisateur y radicalise sa forme, y réunit et exacerbe tous les ingrédients qui furent la clé de son succès tout en les poussant dans leurs derniers retranchements. Sa noirceur et son cynisme ont pu laisser une partie du public sur le carreau, ce qui explique un résultat relativement décevant face aux scores flamboyants de Django Unchained. Un semi-échec donc, mais qu’importe : Tarantino n’a rien perdu de sa verve, il est au contraire meilleur et plus pertinent que jamais. Difficile d’imagine comment il pourra encore se surpasser au prochain film mais, après tout, il nous donne toutes les raisons de lui faire confiance.

Yayap
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le 26 mai 2016

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