Incessant, pesant, mortifère, et surtout institutionnalisé par un état chinois qui espère dissimuler dans l'oubli ses ignominies, le silence est devenu l'ennemi à combattre pour Wang Bing : il faut le traquer et avoir sa peau, en libérant une parole bien trop longtemps cadenassée et encore surveillée, afin de rendre à une population sa mémoire et à l'individu sa dignité.


Ce long combat que le cinéaste mène, trouve une forme d'aboutissement dans Les Âmes mortes : constitué presque exclusivement d'interviews, filmées en plan fixe dans le cadre de vie des protagonistes, il n'est que flot de paroles ou de mots, de réponses répétées, de souvenirs ressassés... on comprend alors rapidement qu'il ne s'agit pas simplement de confronter les points de vue, au sein d'une œuvre qui se voudrait purement documentaire, mais bien de mener une course effrénée contre l'oubli et contre un silence qui risquerait de s'installer à tout jamais : qu'importent les répétitions et les entretiens orientés, l'exhaustivité va préserver le récit des vivants et mettre au jour les vérités difficiles à entendre. Les huit heures de péloche semblent, en ce sens, assez dérisoires…


Le silence, l’état chinois en a fait justement son dogme, espérant que le souvenir des purges anti-droitistes - que le pays connu lors des années 50 - tombe définitivement dans l’oubli. Le temps, d’ailleurs, travaille en ce sens puisqu’il emporte régulièrement dans l’au-delà les derniers dépositaires de la vérité historique. C’est pour cette raison que Wang Bing filma à tout va, pour enregistrer ou sauvegarder la mémoire de l’homme. De ces kilomètres de rush, il en tira d’abord un film, Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007), où la veuve d’un homme désigné comme droitier faisait le récit des persécutions subies. Puis une fiction, la seule du cinéaste à ce jour, Le Fossé (2010), reconstituait les terribles conditions de détention dans le camp de Mingshui, une des entités de celui, plus vaste, de Jianbiangou, qu’on retrouve au centre des Âmes mortes.


Un peu à la manière de Claude Lanzmann avec Shoah, dont certaines chutes ont également servi à faire d’autres films, Wang Bing nous livre un documentaire fleuve qui se veut être un monument dédié aux âmes oubliées. D’ailleurs, au début du film, un des survivants nous précise que les autorités ont refusé l’édification d’une stèle à l’emplacement du camp de Jianbiangou. Avec Les Âmes mortes, celle-ci existe enfin.


Devant la caméra, les survivants se succèdent, les expériences individuelles s’additionnent, et mettent en lumière la folie paranoïaque de tout un régime : le Grand Bond en avant fut l’occasion de réduire au silence tout semblant d’opposition : instituteurs, professeurs ou intellectuels, les anciens prisonniers que nous croisons n’ont rien de violents dissidents politiques. Ils ont simplement été victimes de la campagne des Cent fleurs, moment d’expression offert à la population qui servit essentiellement à faire taire les langues un peu trop critiques.


Mais surtout, en déliant celles-ci, en observant patiemment ceux qui se sont tus trop longtemps, Wang Bing nous fait comprendre l’indicible ou l’innommable : l’attention exacerbée portée aux gestes ou au regard, aux mimiques ou à la silhouette, rend soudainement audible le récit de la souffrance humaine (les humiliations répétées, la famine, le manque d’hygiène, etc.). Si cette attention qui nous est demandée peut-être incommodante (pas facile, en effet, de regarder le documentaire d’une seule traite), elle est nécessaire pour prendre la pleine mesure du travail accompli par le cinéaste : en plus de sa dimension documentaire, Les Âmes mortes se double d’un geste humaniste qui le rend infiniment respectable.


Les différents choix de mise en scène, faussement anodins (plans fixes d’une demi-heure, entretiens réalisés au sein des foyers...), permettent d’immortaliser discrètement une humanité que le régime a voulue nier : en portant attention à ce qu'ils sont, le documentaire replace les bannis d'hier parmi le cercle des vivants. En faisant perdurer les entretiens au domicile des rescapés, la caméra finit toujours par enregistrer la vie qui s'y trouve, en filmant le visage d'une épouse ou d'un enfant, rendant ainsi hommage à toute une famille. Ce n'est pas pour rien, d'ailleurs, si la séquence la plus marquante est celle de l'enterrement de l'un des interviewés : après avoir entendu son témoignage, on découvre que ses proches vont perpétuer sa mémoire. La mort a beau avoir frappée, sa parole ne se sera pas réduite au silence.

Procol-Harum
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le 21 mars 2023

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Procol Harum

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