Faut-il voir dans le quatrième long métrage de Martin McDonagh l’esquisse d’un film somme ? Ou le point de départ, peut-être, d’un renouveau cinématographique ? Il constitue en tous les cas une première pour le réalisateur irlandais qui, après avoir trimbalé ses personnages dépressifs aux quatre coins du monde (ou presque), de la très gothique Bruges au grand désert californien (Seven Psychopaths), en passant par les terres paumées du Midwest américain (3 Billboards, les panneaux de la vengeance), retrouve sa verte Érin pour sonder une mécanique des conflits elle aussi tellement irlandaise. L’île fictive d’Inisherin, et la mythologie si particulière qu’elle abrite (les « banshees » du titre étant considérées comme des créatures aux funestes présages), lui offre l’occasion de renouer pleinement avec sa fibre artistique originelle, celle de dramaturge, en reprenant et parachevant son œuvre théâtrale de jeunesse dédiée à l’archipel d’Aran : Les Banshees d'Inisherin voit ainsi le jour sur grand écran, nous contant le récit allégorique d'une île appelée à s'entredétruire.


Ce parti pris initial – qui consiste à allier l’allégorie à un dispositif ouvertement théâtral - a de quoi rebuter tant il est ostensiblement assumé par le cinéaste : exit les chatoyantes mises en scène et les vaillants montages, l’attention se portent sur un nombre réduit de personnages, un univers en huis clos et sur un fil narratif constitué uniquement par le flux des dialogues. Un dépouillement qui permet surtout de poser et faire grandir efficacement un propos ouvertement métaphorique : tandis que la Guerre civile irlandaise de 1922-1923 progresse en hors champ, perceptible essentiellement à travers quelques détonations, c’est un autre conflit qui éclate sur l’île d’Inisherin et met fin à une amitié de longue date. « Je ne t’aime plus », « Va t’assoir ailleurs », et c’est le lien unissant Colm et Pádraic qui explose soudainement, inexplicablement. Les explications, en effet, n’intéressent pas McDonagh qui préfère s’ouvrir à des horizons plus philosophiques et symboliques : en convoquant Buñuel (L’ange exterminateur) et Beckett, il donne à une peine d’amitié une dimension tragi-comique suffisamment importante pour la confondre avec le drame irlandais : une querelle aussi absurde que cette guerre qui vient hanter l’entièreté du récit.


En s’appuyant sur une violence caricaturale, car forcément absurde, McDonagh prolonge et formalise une logique déjà palpable dans ses films précédents, capturant l’esprit des lieux dans lesquels s’ancre son récit afin de révéler la trouble conscience de toute une société : après l’aspect purgatoire de Bons Baisers de Bruges, ou l’univers fait d’ombre et de lumière de 3 Billboards, ce sont les « banshees » qui suintent des paysages pittoresques de l’île, révélant au grand jour les tragédies du quotidien, la solitude lunaire et sauvage des protagonistes, ainsi que les conséquences destructrices des questionnements existentiels qu’ils n’arrivent plus à refouler. Cette dimension métaphorique, McDonagh l’explicite sensiblement en enfermant ses personnages soit dans une succession de cadres (encadrements de portes, de fenêtres...), soit dans d’amples travellings dans lesquels ils ne peuvent que s’égarer (on tourne en rond entre le pub, l’église et l’habitation, on se perd dans les plans larges...) : sur cette île paumée, on ne progresse jamais, on piétine, on s’enlise, on moisit....


Habitué à aborder un questionnement existentialiste dans ses films précédents, McDonagh récidive de fort jolie manière avec Les Banshees d’Inisherin, en se référant plus à Beckett qu’à Ford, avec ces deux hommes “intranquilles” rongés par leur solitude et une peur atroce de disparaitre. Car cette crise qui atteint Colm qui brise sa routine comme celle de Pádraic – et qui pourrait aussi s’apparenter à une pure dépression – est belle et bien existentielle. C’est celle de l’individu vieillissant s’interrogeant sur le sens à donner à sa vie : que faire en attendant la mort ? Poursuivre dans la même voie des jours interchangeables et des discussions de comptoir mais de vraies amitiés ou enfin se décider, à laisser un nom derrière lui, à créer en s’adonnant à l’art... Derrière ce questionnement, une seule réponse : au bout du compte, il ne restera que sa propre finitude.


Un propos qui prend chair aussi et surtout grâce au fameux tandem de In Bruges, Farrell et Gleeson, dont les capacités expressives suffisent à donner une véritable ampleur aux blessures de leur personnage. Paradoxalement, dans ce film riche en dialogue, c’est l’expression muette qui se charge de sens, comme dans ses silences pesants et obscurs qui suivent les échanges les plus truculents. C'est par le langage corporel que se reflètent les tourments intérieurs, et les émotions contradictoires qui font passer le spectateur du rire à l’inquiétude, de l’empathie à l’horreur, jusqu’à éprouver une véritable tristesse pour la jeunesse irrémédiablement fauchée sur cette île. Les états d’âme de personnages sont d’autant plus prégnants à l’écran qu’ils s’opposent à la quiétude du bestiaire insulaire, ces chiens, chevaux, brebis ou ânes avec qui le lien sensible est possible.


La mise en scène, quant à elle, accentue l’étrangeté de la tension qui se crée entre les deux hommes, érigeant entre eux des barrières visibles (fenêtres, murs de pierre) ou invisibles (divergences philosophiques et intellectuelles) qui intensifient les confrontations que provoque Pádraic ; bloqué dans un deuil qu’il n’arrive pas à comprendre, celui-ci ne cesse d’interpeller Colm, au point de pousser son ancien compagnon dans la menace irrationnelle – s’il n’obtient pas la paix, il se coupera les doigts – donnant ainsi tout son poids à ses angoisses de mort. Mais le ressentiment confus qui s’établit entre les protagonistes est surtout mis au service d’un humour absurde ravageur : en étant aussi soudaine que brutale, la remise en question de leurs liens interpersonnels est lunaire et risible car détonnant dans le contexte uniformisé de la société insulaire.


Parfois un peu trop schématique dans son écriture - comme dans l’élaboration archétypale de cette vieille prophétesse digne du Macbeth de Shakespeare -, Les Banshees d'Inisherin brille par son évocation de l’amitié et des liens familiaux (magnifiques entre Pádraic et Siobhán, terrifiants entre Dominic et son père) tout en dressant un tableau saisissant d’une Irlande aussi sublime que mortifère. Il offre également à McDonagh l’occasion de faire le point sur son cinéma, en vue d’un éventuel renouveau. On peut voir, en effet, derrière les personnages de Farrell et Gleeson , les deux faces d’un même individu partagé entre son goût pour les plaisirs simples et son attrait pour les questions bien plus profondes. A voir maintenant, entre le divertissement pur et le film plus intellectuel, quel visage prendra dorénavant son cinéma.

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le 31 déc. 2022

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