De la difficulté qu'il y a, quand on est une femme, à échapper au déterminisme social

Les Bonnes femmes est le quatrième long métrage de Claude Chabrol et c'est, je crois, un de ses tout meilleurs, bien que pas forcément facile d'accès, et de ses plus ambitieux.
Réalisé en 1960, il est très représentatif de "la Nouvelle Vague" par sa grande liberté de ton et de réalisation, par son scénario à la fois structuré et lâche qui permet aux interprètes d'improviser en partie leur rôle (notamment Bernadette Lafont dans les scènes initiales ou Pierre Bertin en vieux patron paternaliste et libidineux du magasin d'électro-ménager où travaillent les quatre jeunes femmes), par le fait qu'il n'est pas (ou quasiment pas) tourné en studio (mais dans les rues de Paris, à la ménagerie du Jardin des Plantes, dans une piscine, un restaurant ou en forêt alentour), par son aspect reportage filmé sur le vif, etc.
C'est une fine étude, une dénonciation audacieuse, un peu caricaturale mais pointue de la condition féminine au tout début des années soixante (alors que la 2ème guerre mondiale et l'après guerre ne sont pas si loin dans les esprits et les moeurs... et que Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir ne date que de dix ans) à travers la vie de quatre jeunes femmes qui, chacune à sa façon, essaient d'échapper au système social alors en place, à l'ennui quotidien et à leur condition de petites vendeuses sans avenir. Jane, Ginette, Jacqueline et Rita (Bernadette Lafont, Stéphane Audran, Clotilde Joano, Lucile Saint-Simon) se heurtent à la pusillanimité, à la bêtise (pour ne pas dire à la connerie), à la médiocrité, au ridicule, à la faim sexuelle et même à la folie meurtrière des hommes qui les côtoient, les emploient, les sollicitent ou les guettent. Aucune des quatre ne trouvera le bonheur (loin s'en faut). Et la vie étant un éternel recommencement, le film s'achève tandis que débute l'histoire d'une cinquième "bonne femme" à qui le destin réserve probablement la même chose qu'aux quatre précédentes. C'est donc un film sombre et même noir, acide, très critique de la société bloquée, coincée et compassée de ces années-là, un film désespérant, en même temps que politique (une sorte de manifeste féministe), presque subversif. Il a d'ailleurs été interdit aux moins de dix-huit ans (alors qu'il ne compte aucune scène de pur sexe, n'exhibe aucun corps dévêtu ou autres).
Donc, un des meilleurs Chabrol, un de ses mieux pensés, de ses plus complexes, de ses plus originaux. Il est, de plus, superbement, poétiquement photographié par Henri Decaë, notamment les scènes presque finales filmant l'escapade à l'extérieur de Paris de Jacqueline (Clotilde Joano) avec son motoriste.


Outre l'influence de Hitchcock (le caractère mystérieux, parfois étrange, du film, par ex. la vieille vendeuse du magasin révélant à Jacqueline, après bien des réticences, ce qu'elle appelle "son talisman" qu'elle transporte toujours avec elle, dans son sac) souvent notée, il m'a semblé percevoir également celle des réalisateurs italiens de ces années-là : Fellini, Ettore Scola, voire Antonio Pietrangeli (Adua et ses compagnes), dont les oeuvres avaient souvent un contenu social. Et celle, peut-être, du Fritz Lang de M le maudit, avec sa fascination (qui apparaîtra ensuite comme typiquement chabrolienne) pour les monstres (scène incroyable où un des personnages secondaires des Bonnes Femmes se tape violemment et à plusieurs reprises la tête contre la table du restaurant dans lequel il déjeune en compagnie d'une jeune personne) et le besoin qu'il a de faire ressortir le côté pathétique de leur personnalité dominée par des pulsions meurtrières irrépressibles.


Résumons : Les Bonnes Femmes, c'est Chabrol à son meilleur, un mystère ("mystère" comme le nom de cette glace industrielle très souvent proposée sur la carte des desserts des restaurants de ces années-là et dont raffolait le futur beau-père de Rita / Lucile Saint-Simon) de film qui ne livre jamais tout à fait son secret, donc qui garde son charme, plus d'un demi-siècle après sa première sortie en salles.

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le 18 mai 2017

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Fleming

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