Dès la première séquence, le ton est donné : filmée en plan fixe pendant cinq minutes muettes, avec pour seul fond sonore des ronflements constants, une femme se peigne doucement les cheveux, tandis que dorment, dans un lit attenant, un garçon et une fille. À l'instar de Goodbye Dragon Inn, Les Chiens errants s'avère être une véritable expérience cinématographique, radicale, contemplative, éprouvante de par sa lenteur et fascinante de par sa beauté plastique. Néanmoins, les intentions de Tsai Ming-liang sont des plus limpides : en retranscrivant l'errance de ses personnages à travers une épure extrême, flirtant certes avec un formalisme des plus exigeants, il se fait témoin de la réalité sociale de son époque, et nous invite à nous égarer, dans le cadre ou l'image, afin de ressentir la détresse ultime des naufragés du quotidien.


La réalité qu'il capte est celle des anonymes perdus dans la foule, des laissés-pour-compte de la société, des êtres brisés et écrasés par la vie. Écrasé comme ce père de famille transformé en homme-sandwich, ou comme ces enfants ballottés entre un supermarché et un immeuble décati, entre un monde qui les méprise et un autre qui tombe en ruine. Une réalité que les différents espaces traversés vont symboliser avec force et éloquence, comme ce bois à la fois refuge et excluant, ou encore ce terrain vague qui offre au père un peu d'intimité, mais dont les nombreux barbelés viennent rappeler sa captivité.


Une notion de captivité que la mise en scène va remarquablement travailler, la rendant de plus en plus prégnante à l'écran, jusqu'à transformer Les Chiens errants en véritable poème de la solitude et de l'exclusion. La langueur extrême, la fixité des plans et les répétitions incessantes vont venir renforcer l'idée d'une prison à ciel ouvert ou d'un quotidien pénitencier : ils sont toujours seuls, mêmes au milieu des autres ou au cœur de la foule, ils ne sont que des fantômes errant dans un univers aux horizons éternellement bouchés (habitations délabrées, bois, etc.). Mais surtout, ils vont permettre une mise à nu des personnages, dévoilant pudiquement leur désarroi et leur dénuement à travers certaines séquences extrêmement marquantes, comme ce plan-séquence où l'homme s'acharne sur la poupée de ses enfants ou lorsqu'il exprime avec rage sa frustration sexuelle.


Une violence des émotions qui en dit long, surtout, sur la violence qui règne dans ce monde a priori civilisé. Ville surpeuplée, capitale d'une opulente modernité, Taipei va vite nous apparaître comme un monstre froid qui exploite, écrase et méprise les plus faibles. En étirant ses plans jusqu'à l'hypnotisme, Tsai Ming-liang va nous faire percevoir la virulence de son regard accusateur, comme lorsqu'il révèle le décalage indécent qui existe entre ces enfants affamés et le consumérisme triomphant des grandes surfaces ; ou encore, lorsqu'il pointe du doigt le cynisme effroyable d'une société qui contraint un pauvre père de famille à l'immobilisme, en plein carrefour, afin de promouvoir un rêve auquel il n'aura pas droit, comme le confort d'un appartement chic et spacieux. Sans se départir de cette finesse allusive, Tsai Ming-liang fait transparaître, à travers l'esthétique, la nocivité du monde moderne : les corps ralentissent, s'immobilisent, avant d'être dissous dans le tissu urbain ; les paysages de ruines et de boue crient la présence de la mort en ces lieux ; quant à l'espoir, il semble totalement utopique, comme l'atteste cette veine tentative de fuite en barque ou cette fresque représentant un décor naturel en trompe l'œil, une terre d'asile totalement factice mais qui, pourtant, fascine et illusionne.


Radical, sans concessions et parfois un peu trop poseur, Les Chiens errants fait partie de ces films peu commodes qui peuvent engendrer perplexité et ennui chez son spectateur. Pourtant, malgré tout, il émane de ce film une vraie beauté, une véritable dimension poétique qui nous surprend bien souvent sans crier gare, comme lorsqu'il filme le foyer comme un lieu échappant au temps et à la toxicité du réel : en faisant revenir ses personnages au foyer, en le transformant en conclusion logique à leur périple, Tsai Ming-liang fait de l'appartement familial un refuge, un sanctuaire où résident les dernières traces d'un amour sincère qui unit encore les êtres. C'est une manière assez habile de nous rappeler qu'il faut préserver cette fragile humanité, celle qui se terre désormais en silence et qui a déserté le monde extérieur...

Procol-Harum
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le 5 avr. 2022

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