Les Chiens Errants, c'est une fenêtre étouffante et dentée sur le quotidien de vivants-morts. Des fantômes écorchés, muets et errant dans des draps sales. Ils se cachent derrière des pancartes et surgissent furtivement pour réassortir un rayon de supermarché. Ils sont les boulets d'un système qui les ignore parce qu'ils sont trop pauvres pour exister et trop absents pour inspirer la pitié. Les portes se sont toutes refermées sur eux, sauf celles de l'indifférence.

L'oeuvre de Tsai Ming-Liang fait froid dans le dos et n'a rien d'un film. C'est une réalité filmée qui a tout du documentaire. Les procédés cinématographiques ne sont là que pour aider le spectateur à s'immerger dans un monde bien loin du siège confortable dans lequel il est avachi.

Comme Gaspar Noé, le réalisateur tenaille avec un message clair : il n'est pas là pour divertir ou émouvoir qui que ce soit. Le jeu des acteurs est nu. Les scènes sont avares de dialogues et dépourvues de musique. Souvent composées de plans fixes, elles n'affichent pas la moindre retenue lorsqu'il s'agit d'imposer deux êtres immobiles, pleurant silencieusement pendant dix minutes. Leurs sanglots rebondissent dans des espaces bétonnés et délabrés. Ils ne s'accompagnent pas d'explications ou d'éléments perturbateurs. Ils n'ont ni fin, ni début.

Déterminé à faire ressentir l'isolement de ses personnages, le metteur en scène bruite son long-métrage avec la plus grande perversion qui soit. Fréquemment, il va mettre en opposition des intérieurs dépouillés avec des sons extérieurs animés, laissant ainsi deviner que la vie s'exprime à deux pas de la caméra.

A moins de claquer la porte, impossible pour la salle de se dégager de ce spectacle grisant qui s'étale sur 2h18min. Péniblement acceptable, cette lente agonie ne peut être enrobée d'aucune philosophie positive. Les protagonistes n'ont pas de talents cachés. Ils n'ont rien d'extraordinaire, si ce n'est la faculté de demeurer dans un tel enfer.

Quand vient enfin l'heure de s'en éloigner, il n'y a pas vraiment matière à discuter. Jiao You est une création saisissante et invivable. Saisissante car ce qu'elle expose ne peut être désavoué. Invivable car elle détruit les espérances habituelles d'un cinéphile.

Ce dernier, profondément miné, va accourir vers son train-train rassurant. Et réaliser avec ironie que Tsai Ming-Liang a eu un excès d'optimisme en choisissant le titre de son film.

Ce ne sont pas des chiens errants.
Ils n'ont même pas la possibilité d'aboyer.
JulianDesjardin
9
Écrit par

Créée

le 13 mars 2014

Modifiée

le 13 mars 2014

Critique lue 496 fois

7 j'aime

JulianDesjardin

Écrit par

Critique lue 496 fois

7

D'autres avis sur Les Chiens errants

Les Chiens errants
pierreAfeu
10

Sidérant de beauté

Le dernier film de Tsai Ming-liang est inqualifiable. Les chiens errants est un film terrible et beau, noir portrait du monde des hommes, œuvre d'art profonde et mystérieuse qui vit et résonne en...

le 23 nov. 2013

15 j'aime

6

Les Chiens errants
cinematraque
9

Film enragé, radical et pourtant absolument geek !

Le cinéma de Tsai Ming-liang n’est pas forcément le plus joyeux au monde, mais il franchit ici, avec une certaine insolence, les murs du pessimisme. Dans un geste qui semble emprunté a l’ultime...

le 13 mars 2014

13 j'aime

Les Chiens errants
JimAriz
6

Errance maîtrisée

L’œuvre de Tsai Ming-Liang est caractérisée par des films lents aux longues scènes, souvent tournées en plans-séquences et aux dialogues réduits au minimum. Au fil de ses films le réalisateur...

le 15 mars 2014

7 j'aime

1

Du même critique

Immunity
JulianDesjardin
10

Invincible.

Une fois assoupi, l'arbitraire des chimères du sommeil fait son office. Il fait jaillir dans la tête de l'endormi, du bon ou du mauvais. Il ne lui demande pas son avis. Il le laisse désorienté...

le 3 sept. 2013

18 j'aime

2

6 Feet Deep
JulianDesjardin
8

Éloge funèbre.

En 1994, Biggie Smalls se dit prêt à mourir tandis que Common attend sa résurrection. Des souhaits qu'auraient pu exaucer sans difficultés la clique démoniaque de Gravediggaz. Ils ne rappent pas sur...

le 6 sept. 2013

13 j'aime

2

L'Étranger
JulianDesjardin
8

Etranger, oui, mais pour qui?

Pour le monde qui l'entoure, Meursault semble être un étranger. Il est perçu comme un être bizarre, taciturne et insensible. Une personnalité intrigante qui va d'abord lui attirer quelques amitiés...

le 24 sept. 2013

9 j'aime

1