À force de dépeindre, avec la minutie qu'on lui connaît, les cycles de la vie, Naomi Kawase semble concrètement en entamer un nouveau dans sa vie dédiée au septième art. Les délices de Tokyo sonne peut-être l'heure de la mue, de la renaissance, pour une cinéaste qui, jusqu'alors, donnait l'impression de ne pouvoir exorciser ses tourments qu'à travers un cinéma radical et exigeant. S'inspirant éventuellement de l'évolution de son compatriote Kore-eda, elle délaisse le style lourd et engoncé qui avait plombé son dernier film pour tendre vers plus de simplicité et de sérénité, sans renier pour autant son authenticité.


On le remarque notamment à travers son approche de la question du deuil, son éternelle marotte : la gravité s'efface au profit d'une légèreté salvatrice ; l'imagerie poétique, qui venait souvent surligner outrageusement le propos, est cette fois-ci utilisée avec finesse et parcimonie ; la réalisation du deuil, en lui-même, n'occupe plus le devant de la scène mais reste cantonné en arrière-plan... l'exclusion, la perte de l'estime de soi, la difficulté à trouver un sens à son existence, sont autant d'aspects cruciaux évoqués en filigrane d'un drame qui fait mine de se jouer derrière les fourneaux, entre Sentaro et Tokue, un pâtissier truffé d'amertume et une recluse dopée à l'enthousiasme, entre un ex-détenu et une ancienne lépreuse, deux âmes en peine, mises au ban de la société.


Si le procédé n'a rien d'innovant, il lui permet de développer son propos sur l'Homme et sa place dans le monde avec force et limpidité. La symbolique employée est ainsi d'une simplicité extrême : la complémentarité entre les deux ingrédients des dorayakis (pancake et haricots rouges) va renvoyer à celle de nos deux personnages principaux, la recette de cuisine ayant valeur de leçon de vie. Sentaro va peu à peu se départir de sa mine triste en retrouvant le goût des bonnes choses et des plaisirs suaves, tandis que " l'inutile " Tokue va troquer son statut de " persona non grata " avec celui, bien plus enviable, de "grand sage" distillant ses conseils avec bienveillance et gourmandise. Pour contrer les effets nocifs de la société matérialiste, Kawase prône un retour aux fondamentaux : c'est l'écoute, le partage, la transmission qui permettent à l'individu de trouver un équilibre entre ses aspirations les plus profondes et le monde qui l'entoure...


Armée ainsi de ses bonnes intentions, Kawase élabore une bien agréable histoire au sein de laquelle se croisent joyeusement drame humain et intrigue culinaire, passage éminemment poétique sur fonds de cerisiers en fleur, de lune montante et de haricots confits. En voulant sans doute éviter les excès de Still the water, elle fait très attention de ne pas s'éloigner du carcan du film grand public, donnant l'impression de ne jamais véritablement transcender son sujet : les scènes semblent parfois trop écrites, trop prévisibles, trop classiques. La dérive vers le mélo glucosé se fait également sentir avec le recours à quelques effets grossiers : voix off pesante et indélicate, personnages inutiles et ouvertement caricaturaux (la gérante et son neveu).


Fort heureusement, Kawase se montre suffisamment habile pour réinvestir les recettes les plus basiques, nous mettant immanquablement l'eau à la bouche tout en faisant battre un peu plus vite notre palpitant. Sa mise en scène gagne ainsi en simplicité, le découpage plus incisif et le rythme plus élevé apportent fluidité et légèreté au récit. Les lourdeurs, parfois rencontrées, s'effacent derrière de jolis moments de cinoche : c'est l'émotion qui affleure à l'écoute du récit de jeunesse de Tokue ; c'est une vivifiante fantaisie qui transparaît à travers ce personnage haut perché, parlant à la lune ou aux arbres ; c'est une savoureuse complicité qui mijote à feu doux dans une p'tite échoppe, c'est l'improbable communion qui se forme autour d'une marmite pleine de haricots rouges...


Mais le plus étonnant, finalement, c'est que la douceur entraperçue n'efface jamais totalement l'indignation. Derrière cette mosaïque de bons sentiments, on devine aisément l’écœurement d'une cinéaste envers une société qui juge, brise, exclut le plus faible sans le moindre remords. Les délices de Tokyo est sans doute son film le plus apaisé mais il n'est pas le moins militant.

Créée

le 5 avr. 2022

Critique lue 47 fois

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Procol Harum

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