Dans la trop longue série des malheureux titres francisés, Les Délices de Tokyo se posent là. A croire qu’à la sortie d’une réunion marketing, deux personnes très inspirées auraient prononcé quelque chose d’équivalent à : « An, ils vont rien y comprendre les spectateurs ! On va appeler ça Les Délices de Tokyo, ça fera restaurant pour bouffeurs de sushis ». Quelle méprise que de choisir un titre aussi insipide et minable ! « An » est à mille lieux des tonnes de saumon agrémenté avec du riz, qui à l’origine faisaient partie des multiples raffinements de la cuisine japonaise, se trouvant désormais largement dévoyée à cause d’une mondialisation ravageuse. Il est ici question de tradition, pas d’umami, la cinquième saveur japonaise, certes ; mais dans la spiritualité qui domine le ton de « An », nous en sommes très proches, et c’est cela qui conquerra le coeur du spectateur.


Faire saliver le pékin européen moyen en lui montrant des haricots rouges confits pendant des heures, par une vieille dame à la fois un peu sénile et barrée était un pari risqué, qui peut par ailleurs aussi justifier le titre absurde du film. Mais c’était sans compter le talent de Naomi Kawase, qui parvient à agrémenter « An » d’ingrédients multiples sans que jamais les différentes saveurs ne s’entrechoquent : on est à la fois dans le mélodrame, la critique sous-entendue de la société japonaise, la valorisation de la nourriture, de la vie et de la nature, et surtout l’amour de son prochain. Le tout en deux heures, dans un véritable tour de force qui apparaît comme un véritable délice, à la fois sensoriel et majestueux. Pourtant, le démarrage du récit est à mille lieux d’une philosophie de vie alléchante: Sentaro, un vendeur de doriyakis, un goûter traditionnel au Japon qui se compose de deux pancakes collés l’un à l’autre par une préparation à base de haricots rouges confits et de glucose n’apprécie pas son métier, ni son quotidien. Il n’aime pas ce qu’il fait, ni ce qu’il vend, puisque lui-même n’en mange même pas une bouchée. Il prépare la pâte de ses pancakes, les cuit sur la plaque en les retournant, mais sa ganache est d’origine industrielle. Néanmoins, il ne peut parvenir seul à assurer ses tâches journalières, et c’est en cherchant un, ou une assistante potentielle à son travail qu’il fait la connaissance de Toku, une dame âgée de 70 ans qui menacerait presque de s’effondrer au moindre effort physique conséquent. Il ne peut bien sûr l’embaucher. Mais, malgré sa fragilité apparente, Toku est endurante, et maligne. En lui faisant goûter du bout du doigt sa propre pâte de haricots confits, elle lui fournit une révélation gustative: le palais peut être exalté, à condition d’y mettre du sien, dans l’endurance et la bonne humeur. Ainsi, elle fera se lever à l’aube Sentaro en lui apprenant l’un des aspects essentiels d’une vie sereine : l’accomplissement de petits riens.


Il est des rencontres dont le temps de passage dans une vie toute entière est réduit à peau de chagrin, mais dont l’influence s’avère si grande qu’elles peuvent changer toute la destinée d’un être humain, jusqu’à ses conceptions les plus intimes. Par l’humour et l’excentricité de cette vieille dame, Naomi Kawase tente de nous faire pénétrer au coeur des êtres vivants, de l’humain le plus banal jusqu’à la légumineuse, de sa naissance dans la terre humide, à son assèchement dans la dureté, à la cuisson qui le ramollit, l’adoucit et le réchauffe, comme le coeur des gens. Et ainsi, par un simple bonheur papillaire, le sourire revient sur les visages : les clients, heureux arrivent par légion, sourient à Sentaro qui de lui-même commence à comprendre que sa place, si minuscule qu’elle puisse lui sembler dans un collectif où chacun n’est plus qu’une statistique parmi d’autres possède malgré tout de la valeur, parce qu’il peut procurer momentanément une joie toute simple aux autres. En cela, l’arrivée de Toku aura été déterminante dans sa quête.


Naomi Kawase réussit très certainement là où d’autres se sont cassés les dents, pour diverses raisons. Quand on repense aux dernières sorties cinématographiques dont on a vanté les mérites et les expériences un peu partout, à la fois dans les médias et les ondes, force est de constater que la réalisatrice japonaise se situe clairement deux crans au dessus. Elle ne propose pas le pathos affligeant d’un Mia Madre de Nanni Moretti. Elle ne fait pas dans le borborygme philosophique d’un Terrence Malick dans Knight of Cups, dont le manque de souffle tend à effrayer tant il paraît loin des cendres du passé. Elle ne cède pas non plus à la médiocrité pathétique d’une vie anecdotique à la Pauline s’arrache. Naomi Kawase cuisine dans la simplicité, magnifie l’a priori ennuyeux en l’exaltant, dans un cri de nouveau né. On manque de pleurer comme une madeleine à plusieurs reprises, pas parce qu’on a été trompés, mais par la force de la sincérité.


Peut-être que, dans quelques années, je ne me souviendrai plus de « An », de Toku ni de Sentaro. Mais je n’oublierai jamais que, pendant une bonne minute, je me suis crue dans un parc entourée de cerisiers en pleine journée, avec le vent me fouettant les cheveux, alors qu’il était près de vingt-deux heures dans une salle où aucune place n’était vide. D’une telle expérience forte, j’en retirerai deux choses: que le cinéma peut encore me faire tressaillir jusqu’à la racine des cheveux, et qu’il est grand temps que j’apprenne à faire des doriyakis.

-Ether
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le 9 févr. 2016

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