C'est bien parce que l'on connaît tous son apport immense au genre qui l'a fait roi, que l'on projette sur sa dernière œuvre des attentes pour le moins démesurées. Car avant d'être l'objet de nos fantasmes cinéphiles, l'ultime rejeton de Kenji Misumi est avant tout un film de commande aux ambitions certes élevées, avec cet amalgame recherché entre grand divertissement et fresque historique, mais qui peine à prendre la pleine mesure de son sujet. Moins brillant qu'un Kobayashi ou qu'un Gosha sur le même thème, moins maîtrisé que les autres fresques de son auteur, The Last Samurai n'a rien du chef-d'œuvre escompté mais comporte suffisamment de bons moments pour justifier notre intérêt.


Dès les premiers instants, pourtant, le métrage impressionne par la qualité de sa reconstitution, par le nombre de ses personnages et par le souffle épique qui le traverse en profondeur. Comme pour les grands classiques du Meiji-Mono, Misumi s'intéresse à cette période trouble en investissant les thématiques humanistes et politiques : lors de la deuxième moitié du XIX e siècle, la guerre civile oppose les partisans du Shogun et le pouvoir impérial soutenu par les Occidentaux, une lutte qui conduira le Japon sur le chemin de la modernité, au détriment de ses traditions, de son identité. Du moins, c'est la question posée en substance par Misumi qui reprend habilement une thématique fréquemment rencontrée tout au long de son œuvre. Déjà avec la trilogie du Sabre, et notamment La lame diabolique, il avait évoqué le poids du passé et les effets pervers engendrés par l’obéissance aux règles claniques. Une réflexion qu'il affinera par la suite avec Le sabre (le dilemme entre vie moderne et traditionnelle) et la série Baby Cart. Avec The Last Samurai, il prolonge son questionnement avec une subtilité des plus appréciables en focalisant son attention sur les divergences au sein d'un même camp. Il évite ainsi le manichéisme primaire et la nostalgie douteuse, en s'intéressant aux hommes avant tout et aux choix que la vie leur impose. En optant pour un point de vue foncièrement humaniste, Misumi fait fi des idéologies politiques et renvoi ses contemporains à la situation nippone : les traditions, par leurs transmissions, permettent la pérennité d'une identité culturelle (la relation entre Sugi et son maître), mais elles portent également les germes du chaos, " la violence du sabre ", et freinent l'ouverture à la modernité. C'est sur cet éventail de nuance que le cinéaste développe le destin tragique de ses différents personnages, comme celui de Sugi qui veut faire vivre les valeurs du bushido à travers la transmission tout en comprenant que la violence ne sert plus la question de l'honneur en ces temps de décadence (la scène où il refuse la mise à mort de l'assassin de son maître parle en ce sens et demeure l'une des plus fortes mises en boîte par le cinéaste).


Tout cela serait formidablement passionnant si Misumi ne semblait pas tiraillé entre ses propres aspirations et ceux de la Shochiku, entre son désir d'étayer sa vision du chambara et les exigences d'un film à gros budget. Ainsi le scénario, écrit par ses soins, fait la part belle aux destinées individuelles et compose une galerie de personnages délicieusement empreints d'une grande humanité. La précision d'écriture alliée à la qualité de l'interprétation (Hideki Takahashi, Ken Ogata) provoquent notre empathie et rendent particulièrement émouvant le destin de ces êtres confrontés à la cruauté des événements. Finalement, c'est en délaissant la petite histoire pour la grande que The Last Samurai se montre le moins convaincant. Surtout pour un spectateur occidental, peu au fait de l'Histoire nippone ! Car même si Misumi fait beaucoup d'efforts pour sauvegarder la dimension entertainment de son film, il faut parfois de se faire violence pour maintenir son intérêt envers une reconstitution historique qui pèse de tout son poids sur l'intrigue. On peut comprendre le souci de précision d'un cinéaste qui se doit de rentabiliser un budget pour le moins conséquent, mais sa fresque apparaît trop boursouflée, mal habile, apportant une certaine confusion lorsqu'elle ne se montre pas trop démonstrative en soulignant la déliquescence des racines culturelles.


Cela dit, il serait bien ingrat de faire la fine bouche face à un film qui transpire de la maturité et du savoir-faire d'un réalisateur tel que Kenji Misumi. Son sens du cadrage, avec notamment ses gros plans sur les yeux, et sa maîtrise du plan-séquence font merveille et confèrent aux duels une intensité comparable aux westerns de Leone. La qualité de la photographie et le score poignant de Akira Ifukube finissent de parachever une ambiance crépusculaire des plus troublantes ; certaines séquences, d'ailleurs, impriment durablement la rétine par leurs qualités esthétiques (la séquence du cimetière où la robe tachetée de rouge s'oppose ostensiblement à la grisaille ambiante et annonce le sang à venir) ou par leur puissance évocatrice (le duel final notamment). Alors même s'il s'avère un peu inégal, The Last Samurai brille autant par sa sobriété que ses qualités de mise en scène, se distinguant surtout par l'intelligence de son propos et le regard pessimiste porté sur une époque, sur l'avenir des grands idéaux.

Procol-Harum
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le 12 nov. 2021

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