Pour tout cinéphile, l'œuvre de Bergman relève de la mythologie, de la légende, une sorte de Mont Ventoux que l'on tentera tôt ou tard de franchir. Car on ne peut s'intéresser au cinéma sans croiser la route du plus célèbre des réalisateurs Suédois, alors on sait qu'un jour il faudra aller vers ses films, histoire de se mesurer à lui, c'est inévitable. Lorsque l'on aborde son œuvre, on pense y trouver des films aussi austères que complexes, totalement dénués d'affect et d'émotions, qu'il faudra analyser, intellectualiser pour les comprendre... Et pourtant, il y a de la vie, il y a de la passion chez lui...et parfois, c'est beau à en pleurer... Bien sûr, l'écriture Bergmanienne peut être difficile à appréhender, à déchiffrer... Non pas que le langage soit si difficile à comprendre mais c'est plutôt que ce vieux salaud se montre un peu exigeant envers son public, attendant de sa part un léger effort pour s'imprégner du sujet et s'immerger totalement dans son œuvre, afin de pouvoir enfin l'apprécier. Bergman ne se donne pas si facilement, c'est vrai. Mais ensuite, les chemins que l'on croyait escarpés nous apparaissent incroyablement praticables, l’austérité et la sécheresse du paysage laissant place à un décor d'une richesse insoupçonnée : c'est la force de son cinéma. On peut alors se repaître des trésors qu'il nous offre, comme ces divines fraises sauvages dont je ne me lasserai jamais de goûter !




Alors qu'il n'a même pas quarante ans, Bergman décide de tirer le bilan de sa vie et nous expose ses pensées dans son film, Les fraises sauvages. Rassurez vous, tout cela n'a rien de sinistre ou d'ennuyeux, bien au contraire ! Il prolonge ses réflexions entrevues dans d'autres films au sujet de la relation homme-femme et de la relation à dieu ; à cela s'ajoute une vision plus générale sur la vie et sur le sens ou la valeur de nos actes, de nos comportements. Sa réflexion n'est toutefois pas pessimiste ou anxiogène, elle se veut au contraire limpide, calme voire rassurante. Pour ce faire, il se base sur une histoire d'une incroyable simplicité, faisant de son film une sorte de road-movie où le personnage principal, arrivé au seuil de sa vie, profite du voyage pour "remonter le temps" et tente de faire la paix avec lui-même. Une histoire qui brille par sa simplicité et par son caractère universel : c'est l'évocation d'un homme ordinaire, un être ni bon ni mauvais, qui a tenté de poursuivre sa route du mieux qu'il pouvait. Les fraises sauvages, c'est le bilan d'une vie, qui peut être celle de tout le monde, avec ses réussites et ses échecs : c'est cette universalité qui touche tant dans le propos de Bergman.




Le docteur Isak Borg est en quelque sorte la représentation du cinéaste vieillissant ; c'est donc tout naturellement son maître Victor Sjöström qui lui prête ses traits. En quelque seconde, le portrait qui est fait de lui est terrible d'austérité et de froideur : voilà un homme arrivant à la fin de sa vie et qui va être honoré par ses pairs pour son immense carrière. Et pourtant sa réussite sociale masque difficilement une misère affective et sociale. Cet homme, qui a tout pour être heureux, est en fait seul, rejeté et haï par tous. S'il n'est pas encore mort, il est considéré comme tel par tous les gens qu'il connaît, un être froid, sec, dépourvu de sentiment.




La mise en scène de Bergman est brillante d'efficacité car en quelques plans on semble tout connaître de sa vie : il nous apparaît seul, dans la pénombre de son bureau, vivant entre les reliques de son passé. La vie n'a plus sa place ici. Le seul être vivant à proximité est son chien, mais celui-ci ne fait que manger ou dormir. Même là, il n'y a aucune relation sur le plan affectif. Il y a bien sa bonne, mais il ne la regarde même plus : elle fait partie des meubles.



Rapidement, le cinéaste nous fait comprendre que cette solitude est imposée et non souhaitée. Quelques mots échangés avec sa belle-fille, et on comprend son incapacité à communiquer avec les autres, avec son fils notamment... Un autiste en quelque sorte ! Cette situation lui pèse, inconsciemment... Et comme ce bon vieux Freud l'a dit, c'est à travers les rêves que notre inconscient s'exprime. Notre vieux bonhomme cauchemarde, il se voit mor. Pour partir l'âme tranquille, il doit exorciser ses vieux démons !



Son périple sur les routes de Suède va lui être profitable pour réaliser le bilan de sa vie. Bergman faisant ainsi alterner les moments de doute avec les moments d'espoir, pour permettre à Isak de corriger le tir et de racheter ses erreurs. Ses échecs relationnels semblent prendre naissance au moment de sa jeunesse où il a laissé s'envoler la femme qu'il aime, la belle Sara incarnée par une Bibi Andersson plus resplendissante que jamais. À travers le parfum de ces fraises des bois, il se remémore ainsi son trésor perdu, une blessure qui reste toujours vivace malgré le temps.



Le talent du cinéaste est ainsi de nous montrer les échecs d'Isak en nous les faisant vivre avec lui, notre compassion pour le vieil aigri augmente peu à peu. À travers le rêve ou le souvenir, on encaisse avec lui les reproches qui lui sont faits par Sara et plus tard par sa femme : l'homme se montre froid et indifférent, n'exprimant pas ses sentiments. Et puis, il y a la rencontre avec le couple d'automobilistes dont les disputes incessantes font écho à l'impossibilité qu'ont Isak et son fils à mener une vie de couple. La froideur affective se transmet-elle de génération en génération, comme une malédiction ou une maladie génétique ? Bergman interroge les fondamentaux (la morale, la religion, l'éducation) et porte sa foi en l'homme, sur sa capacité à demander pardon (comme le bon médecin) et à pouvoir réparer ses erreurs.



Ainsi l'obscurité et la rigueur du début cèdent peu à peu la place à l'embellie et à la douceur. La lumière se veut apaisante, la nature rassurante. Le vieil homme ravale ses principes, témoigne de son intérêt et de son affection aux autres : son fils, sa belle-fille et même à sa bonne ! Quant à Sara, il répare ses maladresses envers elle en montrant de la tendresse pour une jeune voyageuse qui est son portrait craché. Une seconde chance qu'il n'a pas laissé passer. L'homme peut ainsi repartir de zéro presque, renaître une nouvelle fois et retrouver ainsi son amour de jeunesse et ses parents. Les fraises des bois ont disparu ; qu'importe, il n'en a plus besoin. Et Bergman de clôturer son film par une scène magnifique, si simple et si touchante ! À l'image des Fraises Sauvages, l'une de ses plus belles œuvres !

Créée

le 25 août 2023

Critique lue 37 fois

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Procol Harum

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