Je suis surpris, parcourant les avis sur ce film, par l'ignorance des critiques quant à la paternité littéraire de ce film, puisqu'il est tiré d'un livre de László Krasznahorkai, le plus grand écrivain hongrois vivant, et que l'auteur a participé activement au scénario. La lecture préalable du livre aurait permis à certains de comprendre bien des choses, car en effet le livre va bien plus loin que le film, notamment sur le plan de la psychologie des personnages.


J'ai fait ce que je n'avais jamais fait auparavant : lire le livre, puis regarder le film deux jours plus tard. La plupart du temps, je suis déçu, voire très déçu d'un film tiré d'un livre. Le seul exemple que j'aie d'un film (très) largement meilleur que le livre dont il s'inspire, ce sont Les dimanches de Ville-d'Avray, merveilleux film, piètre bouquin.


Le roman dont s'inspire Béla Tarr s'appelle La mélancolie de la résistance. Les harmonies Werckmeister sont le cœur du livre, à partir de l'entrée en scène de János Valuska au bistrot Péfeffer, puis de György Eszter. Le style en est éprouvant par endroits : chapitres d'un seul tenant, phrases interminables, comme si l'histoire était une sorte de monstre, une baleine en état de sidération mentale, délirant à voix haute, de toutes ses fibres, sans repos. Et les personnages halètent sans cesse. Les uns sont des apeurés, sensibles à des rumeurs absurdes, s'effrayant d'un rien ; les autres sont des névrosés profonds (Eszter), et le reste empeste la mauvaise pálinka, le tord-boyau national. Et par-dessus tout ce beau monde surnage un crétin optimiste et rêveur, renié et chassé par sa mère : János Valuska, accablé de son manteau trop large et d'un sac postal surdimensionné (Valuska est une silhouette errante avant tout, un noctambule increvable et curieux)


Le film passe sous silence, étonnamment, le personnage de Mme Pflaum, qui ouvre le roman avec un retour chez elle en chemin de fer qui instaure l'atmosphère avec des personnages tous plus sordides les uns que les autres. Mme Pflaum est la mère de János Valuska ; elle est séparée du père, un ivrogne profond, qui lui a donné ce fils reconnu par tous comme un simplet, mais au cœur sur la main. Et à la fin du roman, c'est elle qui est tuée, pas le sabotier Harrer, et son fils embrigadé malgré lui dans la bande des émeutiers ignore cet assassinat. Dans le livre, János cherche à voir sa mère : elle s'y refuse. C'est une dame d'un certain âge un peu potelée ("encore bien tournée pour son âge !" selon Tünde Eszter, jalouse) qui vit dans un appartement très kitsch, très douillet, où elle se régale de griottes à l'eau-de-vie. C'est elle en rentrant de la gare qui croise le convoi de la baleine et voit l'affiche pour le spectacle. Alors qu'elle peut enfin s'asseoir et déguster les fameuses griottes, son péché mignon, elle reçoit la visite de Tünde Eszter, une "amie" qui, en réalité, la hait, jalouse de son confort, car elle, Tünde Eszter, elle vit dans un gourbi, répudiée du jour au lendemain par son mari le musicologue György Eszter.


Tarr et l'auteur du livre ont décidé de supprimer ce personnage ; c'est dommage. Le film fait donc de János Valuska le personnage principal, de beaucoup. Le personnage clé du livre est cependant György Eszter, avec ses méditations sur la beauté et l'harmonie en musique, falsifiée selon lui par le musicologue baroque Andreas Werckmeister à qui il reproche d'avoir sacrifié l'harmonie naturelle, plus riche, par une harmonie moyenne plus logique et satisfaisante afin de pouvoir accorder à l'unisson les instruments de musique. Eszter s'est retiré du monde, faisant croire à des travaux importants. En réalité, il s'est retranché dans la solitude par dépit et passe plus de temps à ruminer qu'autre chose. Il ne sort plus. Le ménage est assuré par Mme Harrer, l'épouse du sabotier (qui est un alcoolique aussi, ce qu'il n'est pas dans le film), et les repas sont apportés par János Valuska dont Eszter apprécie la compagnie alternativement silencieuse et bavarde. Valuska est fasciné par Eszter. Il n'est en rien l'homme à tout faire que l'on voit dans le film. Il fait penser dans le livre à un brave chien fort attaché à son vieux maître. Et l'inverse est vrai aussi au fil du livre, car c'est quelque chose que réalise soudain Eszter : que ces questions d'art, de musique et d'harmonie sont superfétatoires et que la clé du bonheur, de la vie, pourrait bien être l'innocence de cet être falot de Valuska qui ne cesse de sourire (ce n'est pas vrai dans le film) et d'avoir confiance. Et à partir de ce moment-là, Eszter renonce à ses tourments et décide d'héberger Valuska chez lui, mais cela ne se fera pas et c'est lui qui sera relégué dans une chambre de bonne par sa femme revancharde (il est trop faible pour s'opposer à elle, ne le souhaite même pas).


Le film, maintenant. Je suis plus un littéraire qu'un cinéphile, mais j'apprécie le cinéma d'auteur et j'ai une particulière affection pour les productions littéraires et cinématographique des pays de l'Est. Je n'avais rien lu encore de Krasznahorkai, rien vu de Tarr. Mais j'avais lu des critiques des livres du premier, et je n'ignorais pas l'univers du second. Logiquement, par rapport au livre, le film me déçoit. J'attendais moins long par endroits, plus forts à d'autres. Les personnages des époux Eszter sont insignifiants dans le film. Le livre retrace quand même la revanche triomphale de l'ambitieuse Tünde Eszter, qui est une vraie charogne (ce que le personnage interprété par Hanna Schygulla n'est pas).


Le noir et blanc, très bien. C'est fort bien filmé. On ne sent pas trop le froid, très présent dans le livre (beaucoup pensent qu'il ne neigera plus jamais). La musique m'a paru familière, mais elle est originale. Les acteurs sont assez bons dans l'ensemble. Cependant il y a des petites choses un peu gênantes, un côté cheap que je ne m'explique pas. Les gens rassemblés sur la place : une revue de trognes. Que font-ils là ? Ils sont statiques, ils attendent, et quand la baleine est visible enfin, personne ne se précipite, sauf Valuska. D'après le livre, j'avais une autre idée, bien plus inquiétante, de ces gens présentés comme des paysans frustes venus du voisinage, des buveurs de pálinka à qui la rumeur prête des intentions malveillantes, sans preuve. Valuska trop présent à mon goût, Eszter trop peu. La chose plaisante dans le livre, c'est que le point de vue sur les choses et le monde est donné par les personnages, et donc par, tour à tour, Mme Pflaum, Tünde Eszter, Valuska puis György Eszter. Nous avons donc droit à des perceptions psychologique non d'ensemble (l'auteur ne s'exprime pas), mais particulières, multiples, qui s'accordent, bon an mal an, comme les fameuses harmonies du titre.


Le film montre une sorte de gros village, mais c'est une ville (Kecskemét ?) dans le livre. Le livre montre une ville crasseuse, à l'abandon, livrée à l'ivrognerie, jusqu'au capitaine de police (amant de Mme Eszter et père de deux gamins livrés à eux-mêmes). J'ai trouvé qu'il y avait trop de figurants sur la place et trop peu dans les rues ; pas d'enfants, par exemple. La trop longue scène des émeutiers en marche est invraisemblable, et le saccage de l'hôpital plus burlesque qu'effrayant, alors qu'il y a des meurtres dans le livre, et bien plus de saccages que celui d'un hôpital vieillot. Il y a dans le livre, et c'est mal marqué dans le film, un côté vampires à l'aube, lorsque inexplicablement, comme sidérés, les émeutiers s'arrêtent au petit matin, sans se concerter. Je n'ai pas très bien compris la scène du vieillard nu debout dans la baignoire (absent dans le livre), dont la vue fait tout s'arrêter : vision christique ?


J'accorde une note de 6, mais j'aurais pu mettre 7. En général, mes sentiments à l'égard d'un film évolue avec le temps, selon qu'il laisse en moi, ou non, des empreintes. Je vais en tous cas poursuivre, et la lecture de Krasznahorkai, et la vision des films de Béla Tarr.

Guenther_M-Z
6
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le 17 févr. 2025

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Guenther_M-Z

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