Décembre 1945. La guerre vient de finir, et tel un cataplasme venu couvrir les plaies restées béantes, l’hiver a enveloppé de son manteau blanc les vastes contrées polonaises, coupant encore un peu plus du monde un couvent dans lequel une trentaine de sœurs Bénédictines vivent en autarcie.
La belle réalisation d'Anne Fontaine se base sur des faits peu connus et pourtant bien réels de l’année 1945, à savoir le viol de la plupart des religieuses et/ou le meurtre d’une vingtaine d’entre elles. En somme, "Les innocentes" est un drame historique d’une immense gravité, sorti presque en même temps que "Spotlight". Tout comme son concurrent, le sujet porte sur une affaire de mœurs, sauf qu’ici ce n’est pas l’Eglise qui est montrée du doigt. Au contraire, c’est elle la victime, cette fois.
L’Eglise en victime, affublée de ses malheureuses innocentes, voilà qui devrait apporter son lot d’émotions fortes. Les émotions sont là, oui. Mais pas aussi intenses qu’elles auraient dû l’être. Dans les faits, ces moments forts sont peu nombreux, le premier intervenant vers la 40ème minute, et le second… une quarantaine de minutes plus tard, ouvrant alors sur une dernière demi-heure empreinte d’émotion constante qui réussit néanmoins à soutirer quelques larmes. Pas forcément des larmes provoquées par l’instant T, mais des larmes soutirées par l’ampleur du drame et tout ce qu’il implique.
Une œuvre homogène en quelque sorte, dont la plus grande réussite technique réside en une réalisation superbe, à l'image de ce couvent, de sobriété et dont l'ambiance plonge aisément le spectateur dans la simplicité matérielle (parfaitement retranscrite par les décors à la limite de l'insalubrité avec ces trous dans le plâtre, la présence sommaire du mobilier jusque dans les lits en barreaux de fer) dans laquelle vivent ces femmes meurtries à la fois dans leur âme et entrailles. L'autre grande réussite s'exprime aussi par la grande qualité de la photographie. Cette dernière exprime toutes ses qualités dès les premières images. Les angles de vues sont millimétrés, et les portraits dressés en feraient pâlir de jalousie "La Joconde", le tout dans un éclairage tamisé matérialisé par une lumière blafarde, synonyme de l’entière dévotion dans la piété, une lumière sombre venue souligner à la fois la dureté de l’hiver et le drame qui a envahi le couvent et la congrégation qu’il abrite. Même les accessoires les plus anodins ont leur rôle en la matière.


Par exemple le cierge apportant sa seule lumière lors de la césarienne.


Quant au casting, il n’y a pas grand-chose à dire, bien que Lou de Laäge ne m’ait pas complètement convaincu. Je n’ai rien à lui reprocher mais, c’est un avis qui n’engage que moi, j’y aurai vu à sa place plus une actrice de la trempe de Rachel McAdams. Ceci dit, pour qu’une production franco-polonaise s’attache les services d’une telle comédienne… je crois qu'on peut toujours attendre. Bien que Lou de Laâge n’ait pas le charisme de McAdams, elle interprète à merveille le perpétuel dilemme auquel elle est confrontée, avec les doutes de sa nouvelle mission qui semblent être en balance avec les certitudes de sa destinée. Un équilibre précaire qui se traduit aussi par la confrontation entre ses peurs, et la sérénité qu’elle retrouve au sein des murs austères du couvent. La mère abbesse, interprétée par Agata Kulesza, a en revanche la tête de l’emploi.
Les dialogues ont été également bien travaillés, savamment aménagés de silences lourds de gêne, de honte, de mystères. Autrement dit : lourds de sens. La bonne idée des dialoguistes est d’avoir laissé les parties polonaises en polonais sous-titré, et les parties françaises en langue de Molière. Cela permet d’optimiser la crédibilité et de mieux immerger le spectateur dans le récit. Cela permet aussi de mesurer l’écart entre les cultures de ces deux pays, mais de prendre plus encore la mesure de l’écart creusé par l’opposition des conventions de femmes entièrement dévouées à Dieu avec l’athéisme ainsi que le côté rationnel de celle qui est venue les aider. Mais y-a-t-il seulement un côté rationnel après le chaos laissé par la guerre ?
Au final, "Les innocentes" a frisé la perfection, porté par une documentation minutieusement approfondie, y compris dans le mode de vie des sœurs Bénédictines. Le sujet a été traité avec beaucoup d’humilité, sans jugement aucun, mais avec beaucoup de compassion. Malgré ces qualités indéniables, au risque de me répéter, il manque seulement de l’intensité dans les émotions, et peut-être un peu de charisme chez Lou de Laâge. Un film très réussi d'Anne Fontaine à découvrir absolument.

Stephenballade
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le 14 janv. 2021

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