Les Innocents
7.8
Les Innocents

Film de Jack Clayton (1961)

Les temps changent, les mœurs évoluent et le cinéma également. Après avoir fait frissonner son spectateur des années durant, le cinéma s'emploie désormais à le faire crier, hurler, bondir de son siège. Pendant les années 50, le cinéma populaire marche au rythme de la Hammer dont les nombreuses productions mettent en branle la bienséance : Dracula exhibe ses longues canines, les vierges hurlent et les effluves sanguinolents font rougir le technicolor... La morale réprouve peut-être mais comme le public adore, le cinéma d'horreur étale alors sans retenue son goût pour l'outrance, la sexualité crue et le sang rouge vif. Jack Clayton, quant à lui, au risque de passer pour un indéfectible démodé, prend le parti de mettre en émoi son spectateur en investissant l'art délicat de la suggestion. Le N&B succède aux couleurs criardes, la douceur diurne remplace l'effroi nocturne, les visages d'enfants se subtilisent à ceux des monstres et le doute nous submerge : personnages bienveillants ou pervers, fantasme ou réalité, film fantastique ou psychologique, Les Innocents est un film profondément dérangeant car il a l'intelligence d'évoluer là où la Hammer ne s'est jamais risquée, à savoir sur le terrain de l'ambiguïté.


La première des ambiguïtés réside dans la nature même de l'histoire qui nous est contée : est-elle réelle ou imaginaire ? Ou autrement dit, les événements surnaturels dont Miss Giddens est victime, arrivent-ils vraiment ou ne sont-ils que le fruit de son esprit torturé ? La grande réussite du film réside d'ailleurs dans ce simple postulat : à aucun moment, de la première scène jusqu'au dénouement final, nous ne serons si l'origine de ses tourments sont d'ordre fantastique ou psychologique. Loin de l'évidence grossière proposée par les productions de la Hammer, Les Innocents joue habilement avec les codes du genre, s'habillant d'un classicisme évoquant le cinéma gothique (époque victorienne, manoir imposant, etc.), actionnant les habituels leviers du film fantastique (silhouette entraperçue dans la pénombre, claquement de fenêtres, grincement de portes...), tout en s'emparant de thématique beaucoup plus profondes (puritanisme religieux, morale et frustrations sexuelles), plus modernes également.


Car c'est sans doute là où se situe l'autre grande ambiguïté du film : on le croit classique alors qu'il est résolument moderne.


Sur le plan thématique, tout d'abord, il s'enracine dans les maux de son époque et rejoint d'une certaine manière la démarche entreprise par la Hammer : on y parle d'une société de l'apparat, engoncée dans les convenances et le moralisme religieux, on évoque une sexualité qui est devenue taboue et qui entraîne déviance ou névrose. En faisant mine de s'intéresser au fantôme ou au fantasme, Les Innocents nous dit en substance qu'une telle société ne peut engendrer que des perversions : que ce soit Miss Giddens ou les jeunes Miles et Flora, ils sont tous prisonniers de leur statut social (la vieille fille qui ne peut être mère, les enfants qui sont prédestinés à faire partie de l'élite sociale) et condamnés ainsi à avoir une vie non conforme à leur désir. Quant au couple fantomatique, il symbolise la liberté à laquelle ils aspirent : Jessel et Quint représentent ceux qui ont osé briser les tabous pour vivre leur amour au grand jour.


Mais c'est également sur le plan de la mise en scène que Les Innocents affiche une modernité pour le moins réjouissante. Si, par bien des aspects, on peut le rattacher au cinéma gothique, et notamment au Rebecca d'Hitchcock, c'est bien à la marge du genre que le film de Clayton évolue. Le cinéaste, en effet, joue habilement sur les attentes du spectateur et multiplie les ruptures de ton afin d'engendrer une impression de malaise. Ainsi contrairement à Rebecca, dont le cadre était en tout point anxiogène (milieu nocturne, végétation touffu, brume, etc.), Les Innocents baigne dans une atmosphère estivale et bucolique des plus surprenantes : ciel clair, lumière douce, jardin fleuri, étang paisible... tout est fait pour nous suggérer la quiétude et la douceur. Et c'est bien parce que le visuel nous rappelle le film romantique que les événements surnaturels vont à ce point nous troubler.


Ainsi l'apparition spectrale de Miss Jessel, au bord de l'étang, est des plus effrayantes car elle est totalement en rupture avec les habitudes cinématographiques : elle apparaît en plein jour, dans un environnement calme, sans bruit ni musique. Malicieusement, Clayton va ainsi brouiller nos repères, nous perdant dans le dédale d'un jardin anglais idyllique avant de nous faire suffoquer à l’intérieur d'une serre, nous baladant à travers une innocente partie de cache-cache afin de mieux nous faire sursauter d'effroi. Les spectres sont inquiétants car ils se fondent parfaitement dans le décor, apparaissant çà et là au grand jour, à travers une fenêtre ou en haut d'une tour. Et comme Miss Giddens est la seule personne qui semble s'en émouvoir, on est rapidement amené à nous questionner sur sa raison : est-elle en proie à la folie ou les spectres existent vraiment ?


Une question à laquelle Clayton se garde bien de répondre, préférant entretenir savamment le doute dans l'esprit de son spectateur. Pour ce faire, il s'appuie sur le remarquable travail de son chef opérateur, Freddie Francis. Ce dernier, qui s'était déjà illustré avec l'excellent Sons and Lovers, produit une photographie riche en contraste qui donne au film une douce dimension irréelle. Comment, dans ce cas, faire la distinction entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, entre le réel et la production délirante.


Ainsi l'hypothèse fantastique, selon laquelle les enfants seraient possédés par les esprits du couple défunt, va prendre progressivement de l'ampleur à l'écran, notamment grâce au jeu des jeunes acteurs (Pamela Franklin et Martin Stephens composent des personnages aux réactions effroyablement adultes) et au remarquable travail de mise en scène de Clayton. Que ce soit le jeu sur les reflets ou les effets miroirs, le travail sur la lumière ou les sonorités, ou encore celui sur la profondeur de champ et la disposition des personnages dans l'espace, tout est mis en œuvre afin que nous ayons l'impression d'assister à un véritable film de fantôme. C'est souvent malin et subtil, on citera par exemple la première apparition de Flora à l'écran (dont le reflet dans l'eau renvoie au personnage de Miss Jessel) ou encore le visage de Quint qui apparaît en arrière-plan, derrière une vitre, comme s'il dominait les vivants (il surgit dans un coin du cadre afin de symboliser la menace qui pèse sur Miss Giddens ou il rejoint l'axe de l'image lorsque Miles s'y trouve, comme pour faire corps avec lui).


On pourrait facilement se laisser emporter par la dimension fantastique du film, et se mettre à croire aux fantômes, si l'aspect psychologique n'était pas aussi bien investi. En effet, les doutes concernant la santé mentale de l'héroïne apparaissent subtilement au cours de l'histoire, notamment grâce au jeu de Deborah Kerr qui passe de la folâtrerie à la crispation, à une rigidité psychologique qui laisse transparaître les contours de la frigidité. D'ailleurs le choix de cette actrice est pour le moins judicieux, car il est difficile de regarder le film sans penser à son rôle dans Black Narcissus. Clayton joue évidemment dessus et dissémine malicieusement des indices suggérant le glissement vers la déraison d'une héroïne chargée en névrose : vue subjective qui détonne avec le reste du récit (jeu sur les sonorités, le rythme) ; isolement progressif du personnage ; multiplication des passages ambigus (le regard que porte Miss Giddens sur Miles après la lecture du poème) et des connotations sexuelles (le baiser de Miles, les ébats du couple maudit qui se font entendre durant la nuit...).


Ainsi, la grande force du film est de jouer constamment sur les deux registres, proposant des phénomènes étranges qui peuvent s'expliquer aussi bien d'un point de vue psychologique que surnaturel. En refusant de prendre clairement position, Clayton invite plutôt son spectateur à se questionner sur l'emprise de Miss Giddens sur les enfants : en voulant absolument exorciser le mal, ne le provoque-t-elle pas ? Ou autrement dit, la censure, plutôt que de les éviter, n'engendre-t-elle pas les dérives ?

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le 26 sept. 2023

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Procol Harum

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