Les nains aussi ont commencé petits par Procol Harum

Au panthéon des films facilement détestables, Les nains aussi ont commencé petits se pose légitimement en candidat aux places d'honneur. Il est difficile en effet de trouver un semblant d’intérêt à ce bout de péloche foutraque, violent et vulgaire, traversé par un cynisme des plus amers et un grand nain porte quoi généralisé. Il est bien difficile, évidemment, d'adhérer de prime abord à un métrage qui se veut viscéralement et farouchement " peu aimable " : les codes de la fiction classique sont sabordés (pas de narration linéaire, pas de véritable intrigue, etc.), les scènes semblent anarchiques et incohérentes, la violence dérange par sa gratuité apparente, l'imagerie est outrageusement provocante, l'esthétisme est poisseux, le son est irritant autant que les acteurs, sans parler de ces nombreux passages redondants, qui s'étirent anormalement alors qu'ils ne semblent rien raconter...


Face à une œuvre aussi obscure, qui plonge son spectateur dans des abîmes de perplexité, le risque est double : on peut tout rejeter en bloc et mépriser ouvertement ce truc auquel on ne pipe rien. Certes, cela paraît inévitable. Mais, si on a été quelque peu intrigué par l'exercice, on peut également tomber dans la surinterprétation. C'est ainsi, qu'à sa sortie, le film fit polémique et Herzog fut affublé de différents qualificatifs (fou, fasciste...). D'autres trouveront, peut-être à juste titre d'ailleurs, des motivations d'ordre politique (dénonciation du totalitarisme, du régime nazi). Personnellement, après avoir regardé plusieurs films du bonhomme, j'ai de lui l'image d'un cinéaste instinctif, fustigeant la moralité, n'hésitant pas à mettre les pieds dans le plat afin de faire réagir. Ce qui l'intéresse, et son œuvre parle pour lui, est de comprendre cette étrange créature qu'est l'humain. Les individus nous apparaissent nus dans leur humanité, avec leur force et leur faiblesse, leur bravoure et leur cruauté, leurs rêves et leurs postures pathétiques. A contrario, le monde, comme la société, nous apparaît illogique, fou, démentiel...


Ainsi, composer uniquement avec des acteurs de petite taille est une démarche qui prend tout sens : visuellement, ces personnages ressemblent à des enfants perdus dans un monde d'adulte, ce qui occasionne de nombreuses situations ubuesques : il faut monter sur une chaise pour ouvrir une porte, il faut utiliser ses deux mains pour manipuler difficilement un téléphone, il faut posséder des dons d'alpiniste pour atteindre le lit nuptial. Voir l'homme, dans sa petitesse, se débattre dans un monde trop grand pour lui à tout du spectacle bouffon ! En faisant de l'anormalité la norme, Herzog représente magnifiquement un monde qui n'est pas fait pour nous. Même si le geste cinématographique n'est pas toujours d'une grande finesse – ici, la force de l'image prime outrageusement sur l'écriture – la farce ainsi mise en place se révèle également critique envers cette société, folle et violente.


Là aussi le Bavarois privilégie le pouvoir évocateur des images. Le lieu (un asile?) semble perdu au milieu d'un no man's land désertique, au paysage lunaire. La photographie, l'utilisation des sonorités, les rires sardoniques des uns et les mines pétrifiées des autres finiront par parachever l'ambiance cauchemardesque ! La société humaine, ainsi entraperçue, détonne cruellement avec son milieu, sa raison d'être ne peut être que vaine, futile, dérisoire.


Visuellement le film marque les esprits, la vision de cette population lilliputienne induit irrémédiablement une confusion générale entre les "bons" et les "mauvais", les insurgés et les garants de l'ordre, entre les conscients et les inconscients, etc. toutes les actions entreprises sont ainsi vouées à l'échec ou vont dégénérer lamentablement. L'insurrection tourne court, diluant joie et liberté dans un chaos assourdissant. La confusion prédomine, pourrissant toutes les situations, transformant n'importe quel moment de convivialité (festin, jeu...) en instant d'anarchie et de cruauté. Si certains accès de violence peuvent être choquants (un singe se fait crucifier, des nains aveugles se font molester, etc.), Herzog les justifie dans sa volonté de dépeindre la cruauté inhérente à l'Homme. C'est son inadaptation au monde qui entraîne violence et chaos : la vie se résume alors par la vision de cette voiture folle qui tourne en rond, sans conducteur.


Même si Les nains aussi ont commencé petits peine à dépasser le simple exercice de style, on pourra l'apprécier pour ce qu'il est, c'est-à-dire une farce éminemment provocante qui a le mérite de nous interpeller sur la monstruosité du monde à l'égard des personnes hors normes. La radicalité de la démarche limite forcément sa portée, néanmoins on y trouve les germes de ce qui fera le cinéma d'Herzog : un regard cru sur l'homme, sans condescendance (rappelant quelque peu celui de Browning dans Freaks) et une volonté de conspuer la bien-pensance. Les futurs personnages herzogiens peuvent être vus comme les descendants de ces nains, ils seront tout simplement mieux armés, grâce notamment au pouvoir du rêve et de l'imaginaire, pour pouvoir s'extraire de leur triste condition. Ce film, aussi difficile à appréhender soit-il, peut être ainsi vu comme le mal nécessaire à l'émergence de bien joli moment de cinéma, Avenir handicapé et Le Pays du silence et de l'obscurité sont déjà en marche.

Procol-Harum
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le 7 mars 2022

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Procol Harum

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