Pascale Ogier marchait à pas de velours dans la nuit. Des lumières blanches en surbrillance, la lune était pleine. Si l’on tendait l’oreille vers les lucarnes illuminées en haut des haussmanniens qui bordaient sa route, on pouvait entendre, entendre tout : personne encore ne dormait, tout le monde rêvait. On pouvait entendre un peu plus loin un train marchand qui longeait les enceintes de Paris. On pouvait croiser sur le trottoir d’en face le clignement d’un œil qui pétillait d’ébriété. Sur la toile de fond du drame rohmerien s’ébauchaient bientôt les premières teintes d’une matinée qui jurait d’effacer les illusions. Rohmer tirait son pinceau le plus large, sa peinture la plus sombre et promettait une nouvelle nuit d’errance aux égarés de l’aube. Les nuits de la pleine lune, farce attachante, c’était un cinéma du rêve qui passait au premier abord pour un cinéma social ; une ode à l’égarement et à la suspension. Pascale Ogier qui trouvait la mort quelques mois plus tard, resterait animée pour toujours, flottante, égarée, sublime. Il y a trente-cinq ans Les nuits de la pleine lune nous ont fait cette promesse d’éternité. Aujourd’hui, Pascale Ogier s’élance, ramenée à la vie par le spectre qui illumine l’écran d’une séance rétrospective.


Louise (Pascale Ogier) et Rémi (Tchécky Karyo) partagent en couple un appartement au cœur de Marne-la-Vallée. Louise, un électron libre, un élément déphasé, décoratrice en dehors de Paris. Elle veut sortir, rester dehors, faire la fête, se faire désirer, probablement. Rémi a trouvé son confort dans la stabilité, loin des entrechocs permanents du quotidien parisien. Ce sont deux figures opposées, inconciliables qui façonnent très vite les fondations d’un film empreint d’un système de binaires incompatibles. « Qui a deux femmes perd son âme. Qui a deux maisons perd sa raison. », proverbe prétendument champenois, en réalité inventé de toutes pièces par Rohmer. Louise ne peut pas vivre avec Rémi quotidiennement et installe une partie d’elle dans l’appartement parisien qu’elle louait jusqu’à présent. L’appartement parisien, aux antipodes de celui de banlieue, ne lui procure pas les secours qu’elle croyait y trouver. Octave (Fabrice Lucchini), son ami, la désire mais elle ne le désire pas. Rémi joue au tennis, on lui présente en soirée Marianne. Elle joue, elle est même classée, le dialogue s’envisage et pourtant : « -Bonsoir. –Bonsoir. », rien de plus, sa silhouette disparait dans la foule. Rien de cette vie ne s’emboîte. C’est l’errance de Louise dans les rues la nuit, la voix aérienne et flottante de Pascale Ogier, les yeux illuminés de Lucchini regard au ciel, ses phrases perpétuellement suspendues en l’air. Le hasard peut être roi, son trône lui est offert. Octave croit voir Rémi accompagné d’une autre femme et, rapportant l’affaire à Louise : « Ils se sont rencontrés par hasard. ». Louise répond : « Et ils nous ont croisé par hasard ? Ça en fait des hasards. ». Mais de hasards les nuits de pleine lune en sont truffées et Rohmer laisse peser sur le film l’absence accablante du discours rationalisant. Tout s’interroge sans jamais se répondre. C’est l’omniprésence des miroirs dans l’arrière-plan, tous les éléments se renvoient la balle, au final elle reste en mouvement, insatisfaite. Ce qu’il faudrait voir pour comprendre reste dans le hors champs. Octave, assis dans un café, lève les yeux et s’étonne. C’est Rémi devant la vitrine, on l’apprendra plus tard, ici on ne le devine pas, nous attendons un raccord-regard qui n’existera jamais. La mise en scène est déceptive, c’est bien tout ce qui la rend brillante. Elle n’est pas une peinture sociale au sens convenu du terme parce qu’elle ne brosse pas les détails des faits anthropologiques. Bien au contraire, elle fabrique, elle construit, elle invente. Au lieu d’imiter le monde elle le fait avancer alors que la caméra prend continuellement une longueur d’avance sur Pascale Ogier dans ses déplacements. Vraisemblablement, l’esthétique n’est pas sobre. Le rouge et bleu des fleurs et des Mondrian qui décorent l’appartement de Marne-la-Vallée, une pomme à côté d’une thermos sur une moquette grise, une couleur dominante en fonction du mois qui ouvre la séquence, l’omnipotence de la pleine lune figurée parfois littéralement, parfois par les lumières blanches des projecteurs : tous les éléments sont bons pour s’immiscer dans la composition rohmerienne d’une nature morte ou d’un portrait. Rohmer en grand littéraire écrit un discours aussi fragile et fugitif que la figure svelte et désinvolte de Pascale Ogier, un discours qui transparaitra volontiers dans la poésie d’un titre aux airs de haïku. Mais Rohmer, en grand peintre aussi, brosse sur sa toile une esthétique du flottement sans doute capitale. La lentille cinématographique n’est pas être une réponse, elle questionne perpétuellement le monde au point de laisser derrière elle comme un flottement fantomatique. C’est celui d’un film comme Nuit et Brouillard de Resnais. Tout se décloisonne entre le passé, le présent, le futur (et c’est le propre du montage que de troubler les codes de l’espace-temps) et l’on voit s’entrecroiser les morts et les vivants. Sans le cinéma, Pascale Ogier ne vivrait plus. Au final, Rohmer à la force de mieux formuler ses questions que d’y répondre. Et c’est toute cette admirable modestie, cette conscience de l’ignorance, qui investit notre imaginaire et notre culture. A mort l’unilatéralisme et vive la pensée contradictoire et hésitante. De ce point de vue, Lucchini singe l’ennemi lorsqu’il réduit le réel à ses maximes. La pleine lune rassemble autour d’elle toute l’errance de ceux qui interrogent le monde et cherchent la lumière dans la nuit. Mais elle est trompeuse, elle ne brille que parce qu’elle reflète la lumière. Alors continuons à errer, continuons à rêver pour construire un monde sans les limitations de la rationalité. Un homme dans un café trace quelques croquis pour un livre d’enfants. Il se tourne vers Louise et déclare : « Je dessine la nuit. C’est leurs rêves qui m’inspirent. ». C’est là toute la poésie du discours de Rohmer : celle de saisir un sujet en mouvement qui ne sait pas où il va. Au bout du compte, l’envolée du film de Rohmer réside dans l’illusion qu’il projette, nous l’avions cru politique alors qu’il s’est échappé, nous l’avions cru amer alors qu’il s’est laissé dormir, pour toujours apaisé et incontrôlable.


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angeheurtebise
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le 19 nov. 2019

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