Tout, absolument tout, tourne autour d’elle.
Elle, icône éternelle des années 80, années dégagées, branchées, modernes, frivoles, ostentatoires, festives, créatives aussi.
Elle, qui devait mourir d’un souffle au cœur, ou d’autre chose, deux mois après le film.


Ces Nuits de la pleine lune doivent beaucoup à Pascale Ogier et jamais Eric Rohmer ne semble avoir autant délégué. Comme souvent, il a préparé son film par de très longs entretiens préalables avec son interprète, des mois durant. Mais il a sans doute été plus loin que d’habitude, en lui confiant le soin des décors, des lieux (son propre appartement, avec ses meubles, ses bibelots, ses livres, on distingue ainsi un exemplaire de l’Incal), ses costumes si importants dans le film. Elle va même jusqu’à lui faire découvrir Elli et Jacno, dont les chansons constitueront la musique du film, parfaitement intégrées dans sa diégèse alors même que Rohmer n’utilise que très exceptionnellement la musique dans ses films. A près de soixante-cinq ans, Rohmer, cinéaste minimaliste et traditionnaliste, absorbe l’air du temps, s’insère, s’infiltre dans la jeunesse new wave des 80’s.


Mais c’est bien lui qui aura le dernier mot, d’abord à travers sa réalisation,


avec un jeu très élaboré sur les espaces (alors même qu’on lui a souvent reproché son incapacité à exploiter l’espace avec une caméra) à travers les divagations dans les différents lieux du film (en particulier les deux appartements de l’héroïne, très ouverts ou la place accordée aux scènes en extérieur, d’autant plus importantes qu’elles sont rares, déplacements nocturnes dans Paris, sous la lune pleine, ou diurnes en banlieue, en particulier pour le dernier départ de l’héroïne, un peu comme dans les vieux films du muet,


avec aussi des déplacements infimes, mais très significatifs à l’intérieur des scènes clés ; le meilleur exemple est peut-être celui de la danse, très robotique à la manière de l’époque, sur une chanson d’Elli et Jacno, les Tarotsj’ai tiré une carte, mauvais présage … ») : les yeux dans le vide, Louise (Pascale Ogier) danse aux côtés de son ami (Fabrice Lucchini, en pleine élaboration de son personnage définitif de Lucchini), qui sort du cadre, remplacé alors pour un instant par Elli elle-même, juste le temps d’un clin d’œil, avant que celle-ci ne cède à son tour la place, bien plus longuement, à un autre garçon en cuir noir, avant qu’on passe à autre chose. Provisoirement ? Sans doute pas.


avec une image très soignée, due à Ricardo Berta, grand chef opérateur et à nouveau très caractéristique des années 80, avec sa dominante très froide, en gris et bleu, mais avec aussi un choix délibéré des couleurs primaires : le blanc, le noir et le gris qui ne sont pas des couleurs mais des supports ou des clivages, pour des taches plus marquées, en bleu, en jaune et en rouge, mais aucune couleur intermédiaire. On songe évidemment aux options esthétiques de Mondrian, dont la reproduction d’une toile apparait régulièrement dans le film. Les choix esthétiques, essentiels dans les Nuits de la Pleine lune rejoignent ainsi les options de De Stijl et du néo-plasticisme, avec un souci d’harmonie, de stabilité, à la fois basique et austère – comme la ville nouvelle de Marne-la-Vallée et ses constructions géométriques, comme l’appartement du film sis dans un immeuble construit par Roland Castro.


Mais c’est bien Rohmer qui aura le dernier mot. Il s’immerge dans l’époque certes, il n'est pas certain qu'il la comprenne pour autant, mais il la soumet à son regard et à son jugement. Les Nuits de la pleine lune s’inscrit dans le cycle des Comédies et proverbes : Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison. Impossible de faire plus clair que ce pseudo proverbe champenois, évidemment créé par Rohmer lui-même. Le dédoublement, et d’abord celui du couple, la fin du couple traditionnel (la revendication constante de Louise, avec ses deux maisons) ne peut être que synonyme d’échec. On retrouve ainsi tel qu’en lui même, presque réac mais avec légèreté. Et en faisant semblant d’évoquer les 80’s, Rohmer règle en fait ses comptes avec la décennie précédente, celle de la liberté sans limites. Et pas si réac que ça au bout du compte puisqu’en dépit du proverbe (Qui a deux femmes pers son âme…), c’est bien sur la femme elle-même que l’histoire est centrée.


Et on peut voir là une ultime astuce du metteur en scène malicieux. Ce dédoublement de l’héroïne, concrétisé dans ses deux vies, ses deux maisons (et peut-être ses deux écharpes, la jaune et la bleue, c’est peut-être la vision, très personnelle pour le moins, des récits de vampire et de loup-garou découverts par Rohmer. A la fin du film les indices se multiplient quand apparaît la nuit parisienne – l’image récurrente de la pleine lune, celle du titre, la seconde chanson d’Elli et Jacno, le nom du cabaret, le long discours du peintre (Laszlo Szabo) au petit matin, tous ces éléments empilés accompagnent le dédoublement du très charmant loup-garou, au moment où il va se transformer malgré lui, se donner au garçon de passage et au spectateur et causer ainsi sa perte.


Ce loup-garou ne fera donc de mal qu’à lui-même. Même si les dernières images restent très ouvertes ... car après tout, si l'on perd son âme avec deux femmes, ou avec deux amants ... pourquoi ne pas essayer avec un troisième ? La mauvaise foi de Rohmer n'est pas seulement proverbiale, comme ses films ; elle est surtout malicieuse. Et c'est la meilleure façon d'avoir le dernier mot.

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le 16 juil. 2016

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