Une forêt, livrée à sa sauvagerie, bruissante de cris, remuements, frôlements. Si l’œil s’affûte et s’ajuste, il distingue d’étranges objets, comme abandonnés là, des chaises à porteurs tout droit sorties du XVIIIè siècle. Premier choc, d’emblée iconoclaste, radical, entre nature et culture... Plus tard, ce sont des silhouettes humaines que l’œil discernera, de moins en moins dissimulées sous leurs vêtements ; même choc en ce qui concerne les habits : il s’agit de tenues fastueuses et emperruquées, portées à la cour de Louis XVI, ce roi puritain qui a banni les libertins s’épanouissant auprès de son prédécesseur. D’où cette errance, sous la protection complice de la forêt, dans une tentative de rejoindre l’Allemagne... D’entrée de jeu, le réalisateur espagnol, Albert Serra, fait de son spectateur un voyeur, puisqu’il doit scruter une image qui se dérobe, imaginer ses prolongements...


Une voix humaine se fait entendre, douce, caressante, mélodieuse et posée comme une voix de chanteur, celle de Baptiste Pinteaux... Là encore, loi du contraste : l’homme livre en termes choisis, délicats, le récit d’un écartèlement. « Homo homini lupus »... Du loup à l’animal de salon... Il faut donc s’attendre à tout.


La caresse vocale se prolonge toutefois en d’autres caresses, de plus en plus charnelles, de plus en plus dénudées, pratiquées de soi à soi ou bien entre ces silhouettes qui se cherchent, d’abord hésitantes, comme intimidées, puis de plus en plus résolues, déterminées.


Les états extrêmes du corps sont ceux qui intéressent Albert Serra. Dans son précédent film, « La Mort du Roi Louis XIV » (2016), c’était vers la rencontre oxymorique, sacrilège, entre le corps sacré du roi et la Parque fatale, à laquelle nul ne se soustrait, qu’il dirigeait l’objectif de sa caméra. Une mort envisagée dans sa progression concrète, sa matérialité, scandaleuse. De manière en apparence plus festive - et tout autant, mais différemment, troublante -, c’est maintenant sur le désir, sur sa circulation, sa contagion, qu’il braque son viseur. Siècle et contexte culturel obligent, la morale sadienne n’est souvent pas loin, et cruauté - au sens étymologique, avec la présence du sang -, jouissance sadique, masochiste, s’invitent au festin de chair...


Mais le sang n’est pas l’unique humeur, et l’on se doute que les larmes, abondantes, le sperme, la sueur, l’urine, et même la pluie, comme participation du climat au jaillissement d’un orgasme généralisé, ne manqueront pas de vernisser les ombres. Mention spéciale à une scène, somptueuse, de déluge nocturne où les feuilles luisantes de pluie et les arbres convulsés par le vent semblent témoigner d’un désir de participation divine plutôt que d’une désapprobation...


Car, après la scène d’ouverture, marquée par le récit, et diurne, les échanges plongent dans la nuit, espace, à la manière de la forêt, de toutes les libertés, toutes les libérations... Et l’on retrouve le magnifique sens du clair-obscur déjà manifesté lorsque l’image accompagnait le Roi Soleil Léaud dans son naufrage inexorable.


Aucune musique, sur ces scènes seulement rythmées, par instants, de halètements, soupirs, gémissements... Quelques notes accompagneront simplement le retour vers les conventions de la civilisation, lorsque Phébus décidera de dissiper les ombres permissives...


Et le spectateur, sous la lumière revenue, quittera son siège un peu chancelant, se demandant à quel voyage Albert Serra l’a convié...

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le 4 juil. 2019

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Anne Schneider

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