Le nouveau film de Ivan Sen est une sorte de retour aux sources vers le polar gothique australien, après un écart vers le film SF contemplatif perfusé de Blade Runner (Loveland, une escapade tournée à Hong Kong). Si, dans ses précédents polars néo noirs Mystery Road et Goldstone, on suivait un flic Aborigène borderline enquêtant chez les Blancs, ici c’est un flic Blanc qui se retrouve à Limbo (réinvention d’un bled célèbre, Coober Pedy, petite ville de chercheurs d’opale perdue en pleine fournaise au centre de l’Australie) enquêter sur la disparition d’une gamine Aborigène, survenue 20 ans plus tôt, avec l’espoir que l’affaire soit réouverte. Il retrouve un à un tous les protagonistes de cette histoire, la sœur et le frère de la disparue, le frère de l’ancien suspect, décédé depuis quelques temps et quelques témoins.

On le comprend d’emblée, si ces personnages vivent depuis 20 ans avec cette tragédie et souffrent toujours de ses blessures, jamais cautérisées, le flic trimballe lui aussi ses démons, ses angoisses et une addiction à l’héroïne. Dès lors, le film suit sur un rythme cotonneux et à travers une tristesse persistante, les errements du flic et de sa carcasse sèche, au cuir tanné et marqué de nombreux tatouages, stigmates d’un passé visiblement guère glorieux qu’il rechigne à revisiter. Parti sur un chemin de croix en quête d’une rédemption tardive, le voila occupé à remuer le passé des autres, n'ayant pas besoin d'être un fin limier pour réaliser que les flics à l’époque ont bâclé le travail, accusé des innocents et laissé filer le coupable probable de cette disparition… Depuis, les protagonistes semblent être tombés dans les limbes, entre un passé brisé et un futur impossible. Perdu dans un bled perdu dans un pays lui-même hagard, prisonniers d'un drame affreusement, horriblement banal et anecdotique.

Formellement, le choix du noir et blanc impressionne, alors qu’il aurait facilement pu passer pour une afféterie un peu gratuite. Il apporte une identité visuelle à un décor souvent filmé et où les ocres de la terre sont inlassablement piétinés par le bleu immaculé du ciel, écrasant et totalitaire. Ici, le désaturation aux contrastes radicaux rend les paysages impressionnants de Coober Pedy totalement surréalistes et cauchemardesques. Les cadres sont élégants et, comme souvent chez Sen, le rythme est lent, mais toujours captivant, envoutant…

Ceci dit, en bout de course, difficile d'être pleinement conquis. Déjà, il y a quelque chose qui, pour moi, ne fonctionne pas très bien dans cette ville et ces personnages. Quelque chose qui sonne faux. Au niveau de l’interprétation, Simon Baker est impeccable et assure sa partition (classique) de flic taiseux et hanté avec talent, mais le rôle ne s'aventure guère au delà des clichés. On est également heureux de revoir Nicolas Hope (Bad Boy Bubby), dont le regard perçant anime parmis les meilleures scènes du film… Mais d’autres semblent à côté de leurs personnages, comme Rob Collins, qui interprète Charlie, le type qui ne s’est jamais remis de la disparition de sa sœur. Je l’avais découvert dans la série TV Mystery Road, où il était vraiment très bon, mais ici il semble en faire trop, ou pas assez. En tout cas, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas avec son personnage...

Mais au-delà de ça, c’est surtout la façon d’appréhender la ville, le décor de ce drame, qui m’interroge. Je trouve ça assez déconcertant de travestir une ville aussi typique et reconnaissable que Coober Pedy pour en faire Limbo, une autre ville, fictive mais tout à fait similaire. Accentuant lourdement par le choix du patronyme ce que l'histoire racontait déjà clairement. Je ne sais pas comment les Australiens, familiers de cette région très touristique, réagissent devant le procédé, mais j’ai trouvé la démarche étrange. Parce qu’on est dans cette ville, et que le film utilise une bonne partie de l’âme de cet endroit particulier (on reconnait l’antre de Crocodile Harry et le site des Breakaways, déjà filmé pour Mad Max 3, mais également la cloture anti dingos, l’église souterraine…). Une région aride et hostile où des types du monde entier sont venus s’échouer pour y creuser, inlassablement, des trous, des milliers de trous. La ville porte en elle une histoire singulière et la violence qu’elle dégage est rien de moins que mythologique. Faisant parfois fi de la réalité, elle est véhiculée par mille histoires colportées à travers les années, c’est la ville frontière par excellence, le seuil vers un autre monde. Un endroit où les gens vivent enterrés, au fond de leurs grottes, laissant la surface aux engins mécaniques, pour la plupart des épaves brulantes, abandonnées à la poussière. La visite du cimetière local donne le ton, on y trouve des « Dédé le cosaque », des « Bob le belge », ou simplement des « Vladimir » et des « Johnny », reposant tous dans leur dernier trou, oubliés des états civils du monde entier.

Il y a donc quelque chose de fascinant à voir ce flic au bout du rouleau rechercher une jeune aborigène disparue 20 ans plus tôt. Une entreprise que l’on devine rapidement vaine, futile et forcément tragique pour les proches qui n’avaient aucune illusion et qui se voient forcés d'accepter un ultime espoir, bien évidemment déçu. Quel dommage, donc, que le film peine à articuler ses décors et ce qu’ils évoquent avec son intrigue pourtant très symbolique. Le lieu aurait mérité plus de présence, au delà d'une poignées de vues certes magnifiques, mais attendues, et tirant parfois sur la carte postale (les plans aériens des mines, les plaines désertiques, l'église, la dog fence...). Au-delà de sa petite poignée de personnages, le film semble s'être amputé de la communauté au cœur de laquelle il évolue, et je me suis demandé si Ivan Sen avait cherché à créer un univers vierge, un terrain vide où n’existeraient que cette petite poignée de gens, subissant un isolement en poupée russe (comme le suggère le destin de Charlie, isolé dans le désert, isolé dans sa communauté, isolé au sein de la famille)… Mais plutôt que d’évoquer une terrible solitude, le film m’est plutôt aparu comme tristement étriqué. Limbo peine à sortir des évidences dont il fait rapidement le tour, mais surtout, il ne parvient pas à projeter son intrigue sur le terrain mythologique qu’il convoque pourtant régulièrement, ce que ses deux polars précédents parvenaient à faire de façon virtuose. Reste une intrigue assez classique, qui ne propose pas grand-chose d’original mais qui, appliquée à un endroit fascinant et portée par une photo magnifique, parvient à maintenir l’intérêt tout du long.


C’est déjà pas mal, mais j’espérais tellement plus de ce réalisateur…

MelvinZed
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le 26 nov. 2023

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