En soi, Ce film est déjà un petit miracle, car ça faisait bien 10 ans qu’on avait pas vu un nouveau film de Rolf de Heer sur grand écran. Certes, il y a quelques années on a bien eu Gulpilil, un documentaire qu’il a produit et co-écrit, et que sa compagne, Molly Reynolds, a réalisé, mais c’est tout. Il semblait que, de projets abandonnés en confinements, Rolf de Heer, réalisateur d’origine hollandaise mais vivant en Australie depuis la fin des années 50, allait rester à la tête d’une œuvre composée d’une quinzaine de films tous très différents, arpentant des formes hétéroclites mais traversées par des thèmes persistants et qui se font écho d’une bobine à l’autre. On va pas se lancer dans une analyse comparée de toutes ses obsessions, mais notons tout de même cette fascination assez inédite pour la science fiction et le fantastique, dans une industrie cinématographique australienne qui a toujours été assez retorse à ces genres : Nous avons ainsi été visité par des extra terrestres (deux fois, dans Incident at Raven’s Gate et Epsilon), été plongé dans un univers post apo (le début de Bad Boy Bubby) ou même traversé le temps grâce à une machine (Dr Plonk)… Mais à chaque fois, il ne s’agit pas tant d'être dans l'évasion de notre quotidien que d’une astuce pour traiter, par cet affranchissement du réalisme, de notre monde par le biais du symbole. Mais Rolf de Heer est également célèbre pour avoir exploré les questions autochtones, traitant du racisme de différentes manières, par le western (The Tracker) ou par le drame contemporain (Charlie’s Country), prolongeant ce travail par le biais de la mythologie (10 Canoes), ou du documentaire (Another Country, réalisé par sa compagne). Et puis il y a cette question de la fin du, ou d’un, monde qui revient régulièrement. Par le passé elle a été traitée par le burlesque (Dr Plonk) ou par le conte, et débouchait sur des conclusions optimistes, en faisant finalement triompher l’amour (Epsilon), ou l’art (Bad Boy Bubby), des puissances créatrices terrassant finalement les forces entropiques, négatives et destructrices. Ces thèmes resurgissent donc aujourd’hui dans ce nouveau film, mais l’espoir des décennies précédentes a laissé place à une ambiance bien plus amère, et désespérée.

The Survival of Kindness est donc né d’une image, une vision qui s’est imposée au réalisateur durant le confinement, celle d’un personnage Noir, enfermé dans une cage posée sur une remorque et abandonnée au milieu d’un désert. Finalement le personnage sera incarné par une jeune femme, Mwajemi Hussein, une jeune réfugiée de RDC et qui ignorait, jusque-là, tout du cinéma. Autour de lui, Rolf De Heer va également faire la démarche de réunir une petite équipe essentiellement composée de jeunes et de novices. Ainsi, et pour la première fois, il va demander à une jeune compositrice, Anna Liebzeit, d’écrire la musique du film... une première pour le réalisateur qui n’avait jusque là travaillé qu’avec son musicien fétiche, le géniallissime Graham Tardiff.

Une jeune femme noire est donc enfermée dans une cage, posée sur une remorque, abandonnée dans le désert. Coincée entre quatre grilles, entre le soleil et la terre sèche, entre la voute stellaire infinie et des fourmis, grouillantes et agressives. A force d’efforts, elle se libère de sa cage, et débute alors une errance à travers un paysage désolé, vaguement post apocalyptique, qu’une peste a laissé à la dérive. Si le film rappelle parfois La Route, la déambulation est ici très loin du réalisme froid, humide et crasseux du film de John Hillcoat. Non, ici, le chemin que l’on prend traverse les paysages d’une Australie désincarnée, qui offre un cadre spectaculaires et onirique. Une nature gigantesques où quelques vestiges du passé semblent résister vainement à l'oubli, une petite ville abandonnée, un musée à l’abandon, quelques ruines que traverse la jeune femme. Portée par une détermination que le film dessine et précise progressivement, l’héroïne du film pourrait évoquer celle du récent The Nightingale, mais encore une fois, c'est en trompe l'oeil et nous sommes loin du film de Kent qui, s’inscrivant dans un réalisme historique, convoquait le cinéma de genre pour illustrer l’horreur absolue d’un génocide oublié. Ici, nous sommes hors du temps, hors de toute géographie rationnelle et de toute Histoire. Le chemin, qui serpente du désert à une gorge étroite s’ouvrant sur une montagne qu’il faudra gravir pour arriver au coeur de la bête est celui du conte. C’est sur ce terrain mythologique que se débattent les personnages, tous enfermés dans leur langages respectifs, définitivement divisés entre exploités et oppresseurs sans visage.

The Survival of Kindness est une histoire sans parole, mais pas une histoire muette. Comme dans Themroc, les protagonistes parlent un charabia incompréhensible, mais contrairement au film de

Claude Faraldo, ce charabia isole les personnages les uns des autres. Chacun parle sa langue, et personne ne se comprend. Les liens que parviendront à tisser certains d’entre eux ne passeront pas par le langage oral, mais par les regards, et par l’empathie. Bien évidemment politique, le propos de The Survival of Kindness se développe surtout par la poésie et les émotions que provoquent ses images, et la photographie magnifique du film, qu’elle mette en scène des paysages spectaculaires ou le visage de l’héroine, occupant constamment le cadre. Le charisme incroyable de Mwajemi Hussein qui incarne plus qu’elle ne joue son rôle, et l’intensité de son regard offre au film quelque chose de lumineux, une énergie tenace et qui refuse de se laisser écraser, rendant, in fine, toute cette histoire d’autant plus tragique. Dur et désespéré, traversé par une amertume profonde et un sentiment de fatigue et de désespoir mortifères, The Survival of Kindness m’est apparu profondément pessimiste, sans pour autant verser dans le nihilisme. Durant toute sa production, le titre qu’avait choisi De Heer était « La Montagne », mais des raisons pragmatiques l’ont obligé à l’abandonner pour cette « Survie de la gentillesse », et il est aujourd’hui difficile d’imaginer que le film ait pu s’appeler autrement, tellement ces mots lui conviennent. Seule expression intelligible, cette expression résume parfaitement la force et la dignité qui irradie au milieu de toute cette hostilité antipathique. The Survival of Kindness pioche dans la carrière passée de son auteur, retrouvant la beauté formelle de ses plus beaux films, dialogue formellement avec certains d’entre eux et brasse des thèmes et des figures familières mais, comme pour tous les films de son auteur, le film est une œuvre différente, et totalement inédite dans une carrière aussi éclectique qu’homogène. On pourra regretter la légèreté du passé, mais De Heer n’est pas à blâmer pour ça, remercions-le plutôt d’avoir placé cette lueur dans les ténèbres.

MelvinZed
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le 27 nov. 2023

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Melvin Zed

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