Pathétique bouffonnerie rétro-progressiste

C’est un programme transparent de storytelling à la faveur du Président Lincoln et de son combat pour l’abolition de l’esclavage, dont il pris l’initiative pendant la Guerre de Sécession. Spielberg prend en charge la volonté évidente et assumée de donner vie à une leçon de courage politique et illustrer un acquis progressiste à la gloire de l’histoire américaine. Les mauvaises langues et les américanophobes obstinés y verront du patriotisme déguisé, c’est leur erreur, technique certainement et éthique peut-être : justement, l’oeuvre cherche à cultiver cette noblesse d’esprit et cette fierté d’une Histoire. Malheureusement elle se fourvoie et s’attache à montrer une saine vague égalitaire que ne sauraient brimer les esprits rigoristes et les meutes mal éduquées. Lincoln pourrait flatter l’idéalisme socio-culturel et stimuler l’égo d’une nation, celle présumée de la liberté, en sublimant ses valeurs : il en sortirait tout à fait valide et louable dans l’intention, et ce serait à chacun de se positionner vis-à-vis de cette possible fanfaronnade organique. Mais son orgueil est ailleurs : l’entreprise Lincoln projette un saut de conscience pour se l’attribuer en retour, suspendre le jugement critique et surtout, plus grave, taire les contradictions d’aujourd’hui en procédant à l’OPA sur un label progressiste au service de la dépolitisation et de la déculturation (d’ailleurs, à la marge, le film se fout pas mal d’Histoire et de vérité).

Le traitement du personnage éponyme est fidèle à cette lâcheté et cet opportunisme insidieux. Lincoln y est une absolue baudruche, une âme vierge au service d’une image et d’une volonté vaporeuses. Daniel Day-Lewis apparaît nonchalant d’un bout à l’autre, dans le corps de l’homme sûr que les choses se feront ; en-dehors de sa réforme téméraire, aucune fulgurance, jamais un mot du cœur, un trait d’esprit ou un discours enflammé. C’est le roudoudou centriste, pragmatique et bon, raisonné et tourné vers l’acceptation. En d’autres termes, le sage moribond, affecté mais suffisamment cantonné à la surface (des éléments du monde extérieur comme de lui-même) pour ne jamais être pénétré réellement.

Même lorsqu’il touche aux enjeux et postures sérieuses, Lincoln s’inscrit unilatéralement dans le roman de l’Histoire ; de la même manière que la politique et les acteurs publics aujourd’hui se délivrent par le biais du roman plutôt que par celui de la décision ou du rapport de force ouvert. Spielberg ne livre rien d’autre que le roman de la réforme ; l’idéologie y est totalement subordonnée, c’est un pantin qui fait guise de prétexte ou d’illustration grandiloquente, selon la séquence, les besoins ou l’envie. A ce titre, le personnage de Tommy Lee Jones, le « republican radical » Thaddeus Stevens, campe le seul personnage exhaustif. Idéaliste et battant, volontiers paradoxal, il marie cynisme et activisme, apparaît comme un démocrate condescendant et simultanément le promoteur de l’égalité devant la loi, se montre dissident dans l’esprit et légaliste dans l’attitude. La manne iconique du film, c’est lui ; alors que Lincoln, le médiateur affable, est trop neutre pour stimuler la passion ou l’attachement, trop adapté cependant pour ne pas réunir les suffrages.

Tout entier consacré à valoriser une posture morale drapant ceux qui s’en approche de courage, Spielberg dans son emphase rétro-active ignore les nuances de l’Histoire ; au point d’oublier de faire des Noirs eux-mêmes un des moteurs de leur propre émancipation. Le fossé est considérable : alors que le film de Spielberg se confond en mythes passés et s’attribue des vertus acquises par d’autres et admises par tous aujourd’hui, jamais le produit ne se penche sur son sujet. Il s’agit de consacrer ces braves réformateurs dans lesquels il est bienvenu et aisé de se projeter. Le sujet, lui, n’est que l’otage de cette hagiographie de l’intelligence et de l’esprit éclairé des masses (au moins celles illuminées, agenouillées et suspendues devant "le progrès" de confort). Et alors le film réussit effectivement à refléter l’histoire américaine, y compris celle en mouvement : la cause des Noirs est le meilleur cache-sexe de progressistes d’étiquette, falots en tous points et dans toutes les circonstances.

C’est le parfait film pour l’humble homme lissé du quotidien, au racisme inconscient et à l’anti-racisme inconséquent, qui pourra célébrer son libéralisme vertueux tout en tenant un brave égalitariste sur sa gauche, histoire de posséder une bonne et teigneuse conscience à disposition et se flatter de ses idées, sans non plus s’y sacrifier au cas où on irait trop loin. Pathétique bouffonnerie lustrée et boursouflée, par une industrie de conservateurs masqués prêts à s’engager dans la défense du petit personnel, tant qu’il est et reste invisible.

Créée

le 1 déc. 2013

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Zogarok

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