Whatever Lola wants, Lola gets”. Si la formule résume bien le caractère de celle qui fut la plus célèbre courtisane de son temps, elle caractérise beaucoup moins l’auteur du film qui porte son nom : Lola Montès fut pour Max Ophuls un film maudit, boudé par le public, conspué par la critique, avant d’être coupé et remonté par des producteurs peu inspirés. Décédé deux ans après la sortie du film, le grand cinéaste voit ainsi sa carrière se terminer par un échec retentissant. Pourtant l’œuvre à laquelle il aspirait était grandiose, comme le prouve la version restaurée que nous pouvons dorénavant découvrir.


Le film nous conte l’histoire peu banale de Lola Montès, celle qui fut considérée comme “la femme la plus scandaleuse de son époque” : partie de rien, elle gravit promptement l’échelle sociale en étant la maîtresse des artistes comme des rois, avant de chuter lourdement, finissant en animal de foire, en bête de cirque. Même si des libertés sont prises avec la réalité historique, cette histoire offre à Max Ophuls l’occasion de faire grandir un peu plus son cinéma, en expérimentant pour la première fois la couleur et le scope, en poussant à son paroxysme l’aisance formelle de La Ronde (structure en flash-back avec, cette fois-ci, le cirque en figure emblématique).


À l’instar de La Ronde, en effet, Lola Montès embrasse les paradoxes pour se faire subtile mise en abyme du monde du spectacle : le cirque fait se rejoindre les visions contraires, la réalité enjolivée et celle vécue par Lola, la délectation de la société du spectacle et la souffrance d’une femme. Tout est résumé, d’une certaine façon, par l’introduction faite par l’écuyer (Peter Ustinov) qui présente Lola comme un “fauve”, avant de la livrer à la curiosité malsaine des spectateurs. Avec une grande habileté, Ophuls donne au cirque une dimension hautement symbolique, le transformant aussi bien en enfer terrestre qu’en tribunal de l’opinion publique, mettant ainsi au jour l’amoral et l’abjecte qui gangrènent le monde (attrait du scandale, indécence, voyeurisme, etc.).


Résonnant à nos oreilles comme étant terriblement actuelle, la critique étayée par Ophuls est d’autant plus cinglante qu’elle est soutenue par une mise en scène qui se fait virtuose sans être poseuse. Les scènes de cirque sont, en ce sens, magnifiquement exécutées, avec ce style baroque aux décharges chromatiques subtilement évocatrices : les couleurs pourpres et or exaltent la splendeur, tandis que la surabondance de motifs renvoie à l’idée d’oppression ou d’étouffement. Lola a beau être au centre de la piste, elle est la captive de cette machinerie infernale, de ce monde du toc et de l’apparat. Un univers délétère que le personnage de Peter Ustinov incarne admirablement : amoureux transi de Lola, il a fait fortune en exploitant ses malheurs, en faisant de sa vie un spectacle où les numéros sont cruels et les clowns sont tristes.

Pour trouver un semblant de vérité et d’authenticité, il faut se référer aux flash-backs, aux souvenirs de Lola. Un changement de narration qui remplace l’artifice par la subtile émotion, le cliché de la “courtisane” par un complexe portrait de femme. On commence à deviner sa personnalité dès les premiers flash-backs, lorsque le rouge de sa passion illumine son visage, ses lèvres et son lit. Une couleur qui disparaîtra au moment de la séparation avec Franz Liszt : l’amour est mort, l’ordinaire sera désenchanté. Ses ambitions sont, de la même façon, habilement poétisées à l’écran lorsqu’on la voit préférer le spectacle d’étoiles, mêmes factices, à une place en fond de cale, avec les plus démunis.


L’évanescence de Lola (qui ne parvient jamais à maîtriser sa vie) va de pair avec l’impossibilité pour le spectateur de saisir son essence ; Ophuls signifie cela en utilisant un subterfuge troublant, les « effets de cache ». Il ne montre en effet pas tant qu’il cache – il dérobe continuellement les protagonistes au regard du spectateur, derrière des éléments de décors, tulles et voiles, grillages, voire même tuyaux de poêle et cordages qui, tous, s’interposent entre l’action et l’objectif, entre la vie recréée et l’œil qui la contemple. Mais Ophuls propose une résolution à cette énigme. Elle réside dans le mouvement : un mouvement ascensionnel synonyme de souffrance (la montée des marches pour conclure le “mariage arrangé”), un mouvement descendant renvoyant à la fuite en avant ou à la perdition (la descente de l’escalier, le plongeon dans le vide...). Mais le mouvement, c’est également la vie, comme l’indique Lola elle-même. Ce n’est pas pour rien qu’elle est une danseuse, dont le corps même est l’expression du mouvement. Magnifiquement symbolisée par le tourniquet féerique au centre duquel elle s’exhibe, illustrée par une caméra toujours virevoltante, la vie de Lola Montès est chez Ophuls une épure en perpétuelle mouvance.


Souvent décrié, le choix de Martine Carol pour tenir le rôle principal s’avère pourtant fort judicieux : son jeu imprécis et sa beauté de porcelaine furent magnifiquement exploités par Ophuls pour faire ressortir l’essence de Lola : une sensibilité incomprise, une assoiffée de liberté dont la place parmi les vivants sera constamment recherchée. Une place qu’elle semble avoir trouvée, l’espace d’un instant, auprès du roi de Bavière avec qui elle peut vivre un amour serein, un bonheur qui n’est pas gai mais apaisé. Un moment de plénitude hélas éphémère, comme nous l’indique cette scène finale au travelling arrière interminable, tout comme les préjugés qu’une foule malévole a portés sur cette femme.

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le 12 mai 2022

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