Amande amère
Dans sa prison de glace, une libellule rêve au paradis des libellules : Un souvenir qui, en secret, aspire à mourir Une âme gelée qui regarde un sourire en peine Love Letter de Shunji Iwai
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le 25 oct. 2021
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Parfois, certains films font écho avec notre propre vie. Logique, Love Letter transmet une vision du deuil et de la construction de soi à travers la perte de proches. Parler de cette œuvre de Shunji Iwai, c’est accepter de se frotter quelque chose qui échappe aux cadres habituels du mélodrame romantique japonais. On pense venir voir une histoire d’amour, on se retrouve happé dans un labyrinthe de mémoire, de deuil, d’identité et de hasard. En prime, le tout est emballé dans une esthétique d’une délicatesse telle qu’on hésite entre pleurer en silence et courir dehors chanter des haïkus sous la neige. Disons-le d’emblée, Iwai a tourné un film qui, trente ans après, n’a rien perdu de son pouvoir de sidération douce.
Le hasard est bien sur le prétexte de cette histoire. Mais ne soyez pas surpris par cette pirouette scénaristique où un homme et une femme ont exactement le même nom, beaucoup de prénoms au Japon sont mixtes. Cependant, ils peuvent être prononcés exactement pareil mais avec une écriture de kana différente. Mais dans Love Letter, le hasard veut que Itsuki Fujii soit non seulement le prénom et le nom d’une femme et d’un homme, mais ils sont écrit avec les mêmes kana : Itsuki = 樹, Fujii = 藤井 (usuellement écrit 藤井樹 car le nom est écrit avant le prénom). Au-delà de ces précisions, il faut parler de la neige omniprésente, décor qui recouvre les paysages comme un voile de mémoire : douce, froide et insistante. Elle dit tout ce que les protagonistes n’osent pas exprimer. On pourrait presque penser que Shunji Iwai a inventé la météo narrative : ici, les flocons deviennent autant de phrases suspendues, celles qu’on n’a pas dites et celles qu’on regrettera toujours. Mais il ne faut pas oublié ces films japonais où la neige occupe ce même rôle (Ikiru d’Akira Kurosawa, le troisième épisode de La Condition de l’homme de Masaki Kobayashi et les deux versions de La Ballade de Narayama de Shōhei Imamura). Dans un pays ou « la neige tombe toujours au bon moment », comme dans Love Letter, la neige a le bon goût d’arriver précisément quand la douleur doit se transformer en poésie. Une des choses qui me frappe, c’est la manière dont l’amour se déploie non pas dans le présent, mais dans les archives : lettres échangées, souvenirs de lycée et visages qui se superposent. On y voit que l’amour est palimpseste : une accumulation de traces, de ratures et de coïncidences. L’un des gestes les plus émouvants du film reste la lecture de ces lettres retrouvées, ces fiches de livres et ce devoir d’anglais qui sont moins des messages qu’un acte de survie : continuer à écrire pour repousser la disparition et pour maintenir vivante la possibilité d’un dialogue. Itsuki Fujii, le nom du défunt fiancé de cette pauvre Hiroko Watanabe mais aussi le nom d’une autre jeune femme qui a eu la particularité d’avoir été dans la même classe durant sa scolarité que cet homme. Ce qui provoqua des situations et des quiproquos inévitables. Lorsque le garçon Itsuki Fujii empruntait des livres et écrivait son nom sur les fiches d’emprunt, une question se pose : écrit-il son propre nom où celui de cette homonyme qui gère le club de la bibliothèque? Ce n’est que plus tard, lorsque les lycéennes du présent montrent un livre qu’a emprunté le jeune homme qu’elle se rendra compte en voyant le verso d’une fiche que son attitude envers elle ne reflétait pas exactement ce qu’il resentait. D’où le lien qu’on peut faire avec Hiroko, ressemblant trait pour trait à la femme Itsuki (les deux personnages sont joués par la même actrice Miho Nakayama). D’ailleurs, cet échange de lettres entre les deux femmes peut être rapproché à Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux quand il dit que l’amoureux est essentiellement un scripteur : écrire devient acte d’amour, même si l’autre ne répond pas. Dans Love Letter, il ne peut plus répondre et ce geste prend une dimension quasi sacrée : la lettre comme lien entre deux mondes, celui des vivants et celui des absents.
Le dispositif narratif du film, avec cette ressemblance troublante entre deux femmes, est bien plus qu’une astuce scénaristique. C’est une réflexion subtile sur l’identité et la mémoire : à quel point sommes-nous définis par le regard de l’autre ? Et si quelqu’un nous ressemblait au point de nous confondre, que resterait-il de notre singularité ? Ce thème, on le retrouve chez Jorge Luis Borges dans ses nouvelles où les miroirs et les doubles deviennent vertige métaphysique. Chez Iwai, le vertige est adouci : au lieu d’un abîme, c’est une tendresse un peu ironique qui surgit. Le spectateur peut se surprendre à sourire de cette confusion, tout en ressentant une profonde mélancolie. Bien entendu, ce film parle du deuil. Le réalisateur préfère montrer la maladresse, les hésitations et les faux-pas. Il y a des moments presque comiques : des personnages qui bafouillent, des situations où l’émotion déborde et devient légèrement ridicule. C’est précisément là que réside la beauté : dans ce mélange de gravité et de légèreté. On rit doucement, mais ce rire a la texture d’une larme. On peut penser à Montaigne qui écrivait que « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Ici, aimer, c’est apprendre à perdre et à écrire malgré tout. Le film n’apporte pas de réponse facile : il ne dit pas que le deuil se surmonte, mais qu’il se réécrit, encore et encore, jusqu’à devenir autre chose. Je trouve que Love Letter ne cherche jamais la clôture. Même la scène finale où la femme Itsuki voit son visage dessiné au verso d’une fiche, pour autant tout n’est pas expliqué et il n’y a pas de morale assénée. Comme une lettre qui s’interrompt au milieu d’une phrase, le long-métrage laisse le spectateur avec un manque délicieux. On sort de la projection un peu frustré, mais heureux de l’être car c’est précisément ce vide qui nous pousse à rêver, à interpréter et à continuer le film en nous-mêmes. N’est-ce pas là la marque des grandes œuvres ? Elles ne se consomment pas comme un produit fini, elles s’ouvrent comme une correspondance infinie.
La réalisation d’Iwai est d’une sobriété assumée, presque discrète, mais elle se faufile dans chaque image pour installer une atmosphère douce et fragile. On sent immédiatement qu’on n’a pas affaire à un cinéaste obsédé par la vitesse ou la démonstration : ici, tout se joue dans la retenue. Prenons par exemple la manière dont il filme la neige : plutôt qu’un simple décor, elle devient un personnage à part entière, une toile mouvante qui absorbe les émotions des protagonistes. On se surprend à croire que le silence des flocons peut en dire plus long qu’une tirade shakespearienne. Il y a aussi une extrême délicatesse du rythme. Iwai choisit dans son film l’économie : des silences, des respirations et des regards fuyants. Cette gestion du temps rappelle parfois Yasujirō Ozu, notamment dans la façon de capter les instants intermédiaires, ces moments en apparence banals (un repas, un déplacement à pied, un battement entre deux phrases) qui deviennent soudain essentiels. Mais contrairement à Ozu, qui travaillait avec des cadres fixes et rigoureux, Iwai ose une fluidité plus contemporaine et des mouvements de caméra souples qui épousent les émotions. Difficile aussi de passer sous silence la photographie. Peu de fois une image aura été aussi aérienne et intimement connectée au climat qu’elle filme. La lumière hivernale, blanche et diffuse, donne aux personnages un teint presque spectral. Les visages semblent flotter dans un halo de pureté, comme si la nature refusait de les laisser sombrer dans le désespoir. La texture granuleuse de la pellicule renforce ce sentiment d’intemporalité : on regarde le film comme on feuillette un vieil album photo trouvé dans un grenier. On pourrait dire que chaque plan est une carte postale qui aurait des choses importantes à nous confier. On sent aussi, dans le travail visuel, des influences possibles de Wong Kar-wai, surtout dans l’utilisation de la lumière pour traduire l’état intérieur des personnages. Mais là où Wong saturait ses images de couleurs vives, Iwai choisit la pâleur, la blancheur et le vide. Deux cinéastes, deux esthétiques presque opposées, et pourtant une même recherche : donner une forme visible à l’invisible.
L’humour discret d’Iwai se glisse çà et là, souvent par le biais de situations presque absurdes ou de maladresses touchantes. Il sait que trop de gravité finirait par alourdir son propos ; alors il laisse ses personnages trébucher dans la neige ou se perdre dans des quiproquos légers, histoire de rappeler que la vie est faite de petits dérapages aussi bien que de grandes douleurs. C’est un peu comme si, en plein poème mélancolique, quelqu’un éternuait et que cet éternuement rendait le poème encore plus humain. La force de Love Letter, c’est aussi cette capacité à jouer avec les doubles, les reflets et les correspondances. On pense parfois à Kieslowski et à ses Double vie de Véronique, tant le film explore la question de l’identité, de ce qui relie les êtres au-delà du temps et de l’espace. Mais là encore, Iwai choisit la douceur plutôt que la tragédie : ses personnages ne sont pas broyés par ces correspondances, ils en sont illuminés. Visuellement, le film se construit autour d’un paradoxe savoureux : il est à la fois très réaliste (les rues enneigées, les appartements modestes, les visages naturels) et profondément onirique. Tout semble ancré dans le quotidien, mais chaque plan a ce petit quelque chose de trop beau pour être vrai, comme si le réel avait été légèrement poli avant d’entrer à l’écran. On pourrait dire que Love Letter est le cousin japonais du Cinema Paradiso de Tornatore : un film qui sublime la mémoire et l’émotion, mais sans jamais tomber dans le sirop. Les erreurs du passé sont de toute évidence la clé de ce qui se passe à la fin et là, plus que jamais, la neige tient un rôle important, elle est un obstacle à la guérison de la jeune Itsuki. Quand elle a perdu son père, il était trop tard pour l’amener à l’hôpital, une tempête de neige ayant ralenti l’arrivée des secours. Il était impensable pour son grand-père qu’il n’arrive la même chose. C’est cela que veut dire le film : la douleur de perdre un proche est déjà un fardeau, il n’est pas question d’abandonner lorsqu’on sait comment agir pour sauver une femme malade. Ce qui séduit aussi, c’est la manière dont Iwai transforme une histoire simple en une expérience sensorielle. On sort du film avec l’impression d’avoir respiré un autre air, d’avoir vu le monde à travers un filtre plus doux. Et même si l’on ne croit pas une seconde aux lettres venues du passé, on se laisse embarquer. On accepte la magie, comme un enfant accepte que la neige étouffe vraiment le bruit du monde.
Dans Love Letter, on découvre un certain paradoxe : un film dont la délicatesse repose autant sur ce qui est dit que sur ce qui est tu. Le jeu d’acteur, en particulier celui de Miho Nakayama, est une leçon de nuance. Elle incarne deux personnages différents et réussit à leur donner une identité propre par de simples détails : une inflexion de voix, une retenue dans le regard et une respiration plus ou moins marquée. Ce n’est pas du cabotinage spectaculaire, mais une précision de dentelière. On finit presque par oublier qu’il s’agit de la même actrice. Le reste du casting brille par une sincérité désarmante : Etsushi Toyokawa, par exemple, impose une présence presque silencieuse, mais qui raconte mille choses par un geste minuscule, un hochement de tête ou un sourire retenu. On n’est pas dans le théâtre tragique, on est dans le chuchotement subtil qui prend tout son sens au cinéma. Quand un personnage réussit à nous bouleverser simplement en tournant une page de livre, on se dit que le jeu est gagné. La musique fonctionne comme un fil invisible qui relie les émotions. Ce n’est jamais envahissant : quelques notes de piano, une mélodie discrète qui se glisse dans une scène de lecture ou sous la neige et soudain le spectateur se retrouve avec la gorge serrée sans même savoir pourquoi. Le vrai pouvoir de cette bande originale, c’est de ne pas chercher à se faire remarquer, mais de s’installer en nous comme une résonance intime. Quant au travail sonore, il est d’une magnifique élégance. On entend le crissement de la neige, le froissement des lettres et le silence presque palpable d’une salle de classe abandonnée. Le spectateur se surprend à écouter autant qu’à regarder, ce qui, mine de rien, est une expérience sensorielle intéressante. Comme Hiroko, j'ai aussi eu envie de crier afin d'avoir une réponse d'un être cher, comme si je n'avais pas pu lui dire que je l'aimais et que j'aurai voulu lui demander comment il allait.
Love Letter est un bel objet artistique où le réalisateur réussi à capter quelque chose d’universel dans les méandres d’un récit très localisé. C’est un long-métrage sur les cicatrices invisibles que l’amour laisse, sur la beauté de se tromper de destinataire et sur la neige qui recouvre tout sans rien effacer. Un amour qui bouleverse par un simple souffle sur une vitre givrée. Il est des films qui traversent le temps comme une lettre qu’on aurait oubliée dans un tiroir, jaunie mais intacte et qui, lorsqu’on l’ouvre enfin, déploie un parfum d’émotion brute. Un objet qui devient médiation sur la mémoire, l’amour et l’identité, comme si l’embarras des personnages contaminait la caméra elle-même. Love Letter nous dit que les cicatrices font mal et elles peuvent restées à vie. Mais elles sont la preuve qu’un passé a existé et que des bons et des mauvais moments ont eu lieu. Le film nous dit aussi que même après le deuil, on en apprend encore sur un être cher. Que même si on pensait qu’on pouvait faire quelque chose pour que cette perte n’arrive pas, que même si on est parfois impuissant face au destin, il faut surpassé autant que possible cet obstacle de toute façon inévitable pour n’importe qui. Itsuki est parti trop tôt du lycée, sans dire au revoir, tout comme il le fera avec sa fiancée. Ces êtres disparus voudraient certainement qu’on chérissent la vie. Faire un récit le plus heureux possible de cette vie, c’est peut-être la plus belle lettre d’amour qu’on peut leur faire.
Créée
le 31 août 2025
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