Comme beaucoup d’artistes originaux, Éric Rohmer est à bien des égards anachronique. De son propre aveu, le cinéma est pour lui "l’art de faire du vrai avec du vrai". On ne saurait mieux définir Ma Nuit chez Maud, où le comble de la sophistication se conjugue avec le naturel le plus pur. Le film constitue le troisième des Contes Moraux, six variations sur un même canevas : un homme à la poursuite d’une femme en croise une deuxième qui accapare son attention jusqu’à ce qu’il retrouve finalement la première. Après l’ut majeur de l’été tropézien dans La Collectionneuse, voici le la mineur des hivers glacés de Clermont-Ferrand. L’intrigue se construit sur une série de paradoxes qui, par addition ou superposition, amènent le spectateur à vivre une aventure sentimentale que l’auteur démonte avec une logique imperturbablement scientifique. Or rien de plus brûlant que la tendresse inavouée — et inavouable au royaume spirituel dont les protagonistes se veulent les rois et les reines — qui court tout au long d’un discours où Pascal, Marx et Dieu se taillent la part du lion. Rien de plus démodé que ces conversations intellectuelles qui n’auraient pas déparé un salon du XVIIIème siècle, mais rien de plus actuel que les êtres qui la tiennent et qui finalement, comme à l’abri des mots, s’entredéchirent avec la meilleure grâce du monde. Leur sérieux mêlé d’impertinence, leur goût de l’introspection témoignent qu’ils sont enfants de Montaigne, de Diderot, de Valéry. Théâtre d’idées où les acteurs se réduisent à ce qu’ils expriment (sans qu’il s’agisse expressément de leurs pensées) mais où rarement au cinéma ils se sont laissé vivre avec tant d’intensité. Conte moral enfin, dont précisément la morale apparaît en ce qu’elle a de fragile, comme une provocation et une injure sinon à l’amour, du moins au bonheur. Car ce qui retient les héros de ce cycle rohmerien n’est pas le souci d’un déclassement social ou d’une déception narcissique mais une angoisse plus radicale. Derrière les attraits faciles de l’étranger se cache le "grand autre" qui pourrait remettre en cause leur système de représentation. Ouvrir la porte ce serait prendre le risque de se confronter au réel, et face à cette indécision tragique, ils préfèrent faire marche arrière.


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Non son malice, Rohmer met en scène un triangle en forme de théorème, constitué d’un professeur marxiste (Vidal), d’une libre penseuse athée (Maud) et d’un catholique se qualifiant lui-même de tiède (Jean-Louis). Ingénieur chez Michelin, féru de mathématiques, ce dernier, qui est également le narrateur de l’histoire, croit en une prédestination, une nécessité. Relisant les Pensées de Pascal, il réfute l’idée du pari et s’insurge contre le jansénisme sombre du théologien. Le film est agencé selon un modèle caractéristique du cinéaste, comme un chassé-croisé multipliant les aléas et les circonstances inopinées. Il consiste en un problème de coïncidences qui, par leur enchaînement, tissent la trame du récit. D’abord, la rencontre de Jean-Louis et de la première femme, Françoise, reste dans le domaine des possibilités. Tous deux sont pratiquants et vont à la messe le dimanche dans la cathédrale de Clermont. Entremetteur discret, Rohmer désigne la jeune fille à l’attention de Jean-Louis par un plan où le halo flou des bougies la nimbe d’une constellation lumineuse qui l’élit entre toutes les femmes présentes dans l’assemblée. À la sortie de l’église, il la perd dans les rues mais continue de la chercher à travers la ville, s’en remettant au hasard seul. Il tombe alors sur un ancien camarade d’études, perdu de vue depuis quatorze ans. Resté marxiste exactement comme Jean-Louis est resté catholique, Vidal quête les motivations d’un engagement qui dépasse largement la politique pour recouvrir son existence entière. Quand il dit douter profondément que l’histoire ait un sens mais parier sur celui-ci, car il est le seul qui justifie son action, il admet que ses raisons de vivre sont purement spéculatives : son idéologie est une foi. Et c’est en toute logique qu’il dénonce le jésuitisme de Jean-Louis, qu’il se moque de sa façon de noyer ses aspirations dans le vin de chanturgue et le marivaudage. Ni Pascal ni Marx ne sauraient tenir, sinon paradoxalement, dans la même équation, alors qu’une certaine conception pascalienne ou marxiste, bien que dégradée, peut au bout du compte s’accommoder de l’autre.


Mais la rencontre la plus importante est celle que Vidal réserve à Jean-Louis. Un soir, il l’invite en effet à l’accompagner chez son amie Maud, avant de s’éclipser. Toute aussi brillante et intelligente que les deux hommes, cette belle mante bien peu religieuse apparaît aussi comme la plus émancipée. Son éducation, imprégnée par l’esprit de la franc-maçonnerie, l’y pousse autant que sa manière de mener sa vie. Divorcée, mère d’une petite fille, elle a toujours su rester par rapport à elle-même et ses liaisons non seulement plus éclairée, mais plus exigeante. Il existe dès lors, entre l’attirance certaine qu’elle éprouve pour Jean-Louis et ce qu’elle pressent en lui de puritanisme — lequel se situe à un niveau dialectique pour le moins douteux — un conflit qu’elle s’efforcera de résoudre avec cette honnêteté, cette franchise qui la caractérisent. Quand Vidal emmène Jean-Louis chez Maud, ce n’est pas sans arrière-pensée : il suppose que son ami et celle qui fut brièvement sa maîtresse coucheront ensemble. Une telle volonté de se faire et de se voir souffrir n’échappe pas à la jeune femme mais, fidèle à ses principes (elle laisse toujours aux autres une liberté absolue de choix), elle ne fait rien pour contrarier la manœuvre. Plus encore, elle feint d’entrer dans le jeu afin de démasquer les contradictions de Jean-Louis, de tenter une impossible mise à nu. Son motif est pourtant sincère lorsqu’elle lui suggère de passer la nuit chez elle parce que les routes sont verglacées. Mais Jean-Louis, qui vit ou affecte de vivre dans un monde abstrait, ne peut voir dans cette proposition qu’un prétexte. Le malentendu, qui ne se dénouera pas, va peser sur leurs rapports et donner au film son plus subtil enjeu dramatique. Le héros se voit donc confronté à deux options : céder ou non aux avances d’une femme relative alors qu’il a pris la décision arbitraire et absolue d’en épouser une autre qui répond parfaitement à ses critères très arrêtés, après avoir joué son existence sur leur premier et seul regard.


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Il y a toutefois davantage. Le conflit latent mais jamais explicité qui oppose les deux personnages (et qu’elle résume assez bien en répétant à deux reprises : "Vous me choquez beaucoup") se situe à un autre niveau. Car Maud ne veut pas se laisser abuser par les mots. Ce sont des signes propres à traduire une certaine réalité mais qui ne sauraient ni la recouvrir entièrement, ni surtout se confondre avec elle. Si la nuit platonique apparaît au bout du compte comme un échec, c’est qu’elle est restée — malgré les hésitations du narrateur — dominée non pas par Françoise mais par son image, refuge facile pour échapper à la brûlure des sentiments. Or rien n’est plus dérisoire que cette passion commandée par la raison, que ce nouveau couple fondé par et sur une imposture, conforme à la médiocrité d’une vie (la conclusion l’indiquera) dont il n’avait dès le départ pas grand-chose à attendre. Jean-Louis est résolu à bâtir son avenir conjugal sur un pari, et s’il déclare ne pas comprendre l’infidélité, il va lui falloir ruser pour ne pas se contredire. Ayant opté pour un mariage doctrinal qui l’oblige à revenir chaque jour à la maison, il s’octroie un éventail de moralités hypocrites : l’adultère n’en est pas un si l’on ne cède pas à la tentation. Le désir extraconjugal est même recommandable car il suffit à combler le séducteur (rassuré de constater qu’il a encore du charme) en plus d’attiser le penchant pour la femme légitime. En un sens, celui que Maud traite de "don Juan honteux" inverse le pacte de l’amour courtois : la chasteté imposée par les dames de jadis à leur soupirant impliquait la promesse d’un commerce charnel à venir, d’un amour éternel. Ici au contraire, c’est lui qui censure l’étreinte, car il ne couche qu’avec des prétendantes qu’il songe à épouser. Ma Nuit chez Maud propose ainsi deux récits : comment Jean-Louis a conquis Françoise en faisant triompher son point de vue chrétien ; et comment, en refusant de conquérir Maud, il fait aussi triompher ce même point de vue.


Les hommes sont-ils libres, soumis aux desseins de la Providence ou aux lois de la matière ? L’univers est-il chaos ou cosmos, fruit du déterminisme ou de quelque plan divin ? Le miracle de l’œuvre est d’aborder ces questions loin de toute sécheresse, en cultivant un esprit et un humour exquis qui préservent la chair de son temps, la vibration du milieu, l’éclat de l’instant, l’émotion de l’immédiat. Dissertant sur la lutte perpétuelle entre l’autorité du discours et les sortilèges du corps, faisant succéder la chasteté au libertinage, les Contes Moraux baignent d’une sensualité à fleur de peau. Épaules dorées par le soleil de la collectionneuse, héroïne d’un marivaudage en bikini dont l’anatomie est détaillée en des plans radieux. Jambes de Claire magnifiées par sa mini-jupe. Chloé, dans L’Amour l’Après-midi, essayant plusieurs robes et prenant une douche pour resurgir nue. Maud se glissant "à poil" sous les draps d’où émergent pieds, mollets, cuisses, chuchotant ironiquement "I-di-ot" à son hôte emmitouflé, puis venant se coller au petit matin contre lui, l’enlacer, lui caresser le dos. Mais si le cinéma de Rohmer suscite le désir, il demeure voué à la dérobade. Les femmes disent oui à des hommes qui ont sollicité cet acquiescement et qui finissent par dire non. L’auteur nous laisse dans l’antichambre du péché et fait entendre la raison. Il marie une écriture filmique à peine visible avec un dialogue infiniment aigu et éloquent où se pèsent au milligramme le pour et le contre, les envies et les inhibitions, les états d’âme et les intermittences du cœur. Cette errance entre le monde nocturne de Maud (à laquelle Françoise Fabian prête sa sombre chevelure) et celui diurne mais hivernal de la blonde Marie-Christine Barrault, ce juste équilibre des noirs et des blancs qui se résout dans la grisaille morne d’une plage automnale, cette oscillation constante entre la loi des mots et celle de l’existence, Rohmer en restitue délicatement toutes les nuances. Il fait ainsi éclore ce qu’on s’attendait peut-être le moins à trouver dans le calcul des probabilités et les rues enneigées de Clermont-Ferrand : la poésie.


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Thaddeus
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le 20 oct. 2019

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