Qui s'appelle Heaven Knows What en anglais, titre bien plus approprié me semble-t-il, le Why attendu se muant en What, car ici on ne cherche pas les raisons mais l'objet, l'objet pur, à savoir l'amour et son absence d'explication. L'héroïne aime une petite ordure et les cinéastes ne nous demandent pas de la plaindre ou de la consoler, seulement de la suivre, à cet endroit où elle se sent follement vivante et aussi terriblement en danger. Quant à la pureté, il s'agit tout à la fois de la substance et de l'affect.
On pense bien sûr au Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg, mais les Safdie y font moins référence (pas de méthode Strasberg, les acteurs sont pour la plupart des non-professionnels et ça se voit) qu'à ce que ce film évoquait alors : un autre New York, un New York caché dans New York, qu'on ne montrait que trop peu, qu'on côtoyait pourtant. Et les cinéastes de nous dire : ce monde continue de coexister et nous continuons à vivre comme s'il n'existait pas.
Leur film se construit à grands coups de décadrages. Les amants-zombies sont parfois filmés en très gros plans, parfois en plans très larges au contraire, mêlés à la circulation de la ville, à son flux, à sa population. L'amour se joue sur ce théâtre là, au milieu de tout le monde. La scène de la crotte de chien est en ce sens emblématique : tandis que deux toxicos se partagent un butin postal sur une petite pelouse en contrebas d'une grande avenue, une dame bien comme il faut, sur cette même grande avenue, ramasse la crotte de son chien dans un sac en plastique et la jette ; bien sûr celle-ci ne manque pas de tomber sur le butin des toxicos. Ce qui pourrait être perçu comme un gag potache est avant tout une déclaration esthétique : les Safdie sortent la passion des luxueuses chambres à coucher et la mêlent, anonyme, à la banalité d'une ville.
Les scènes sont toutes très réussies, qu'il s'agisse des fêtes nocturnes, des négociations interminables, des élans amoureux, des disputes, des cohabitations douteuses, mais ce qui impressionne avant tout c'est le montage. Comment le générique du début survient, comment le film se clôt, comment tous ces moments, plutôt plats apriori, déjà vus en tout cas, se mêlent pour former un tableau foisonnant et vif, visuellement complexe. La musique est toujours si judicieusement utilisée que j'en ai eu quelques frissons. Elle surgit à l'endroit où elle donne le maximum de sens tout en brouillant les cartes. Aux manettes, Ronald Bronstein, le réalisateur du grandiose Frownland.

Multipla_Zürn
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le 7 mars 2016

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