Rarement un cinéaste m'aura autant impressionné que Max Ophüls ; audacieux, talentueux, désinvolte et élégant, il a su mieux que quiconque s'approprier les bases du cinéma classique européen, comme hollywoodien, pour mettre en place des expérimentations toutes personnelles. Ophüls a une griffe, un style bien à lui et c'est ce qui rend ses films si particuliers. Contrairement à la plupart de ses confrères, il ne va pas s’appesantir dans le pathos mais il va, bien au contraire, s'élever grâce à la légèreté de sa mise en scène, basée sur le mouvement perpétuel et circulaire. Ainsi, que ce soit avec La Ronde, chef-d’œuvre empreint de pessimisme, ou avec Lettre d'une inconnue, figure de proue du romantisme, notre homme régal à chaque fois le cinéphile à l’affût de mets délicatement confectionnés. Seulement, Madame de, pour moi, ce fut un peu autre chose. La rencontre avec la dame ne se fit pas de la meilleure des manières et je me suis retrouvé fort peu à l'aise devant le spectacle de cette bourgeoisie un brin désuet. J'avais beau avoir confiance dans le talent du maître Ophüls, rien à faire, impossible pour moi d'éprouver la moindre empathie pour cette Madame de et encore moins de l'intérêt pour sa futile petite histoire de boucles d'oreilles.


Mais en fait la futilité n'est ici qu'apparente et le film va rapidement prendre une ampleur inespérée avec l'arrivée d'un nouveau personnage, bien anodin en sorte mais qui va bouleverser l'équilibre établi jusqu'alors. Ce personnage en question, c'est le Baron Donati qui va rapidement courtiser Madame et devenir ainsi le rival de Monsieur. Et de cette situation classique certes, mais néanmoins explosive, Ophüls va magnifiquement en tirer profit pour multiplier les enjeux et, surtout, transformer la légèreté suave du début en un drame poignant digne des plus grandes tragédies. Grâce à une direction d'acteur remarquable et une mise en scène aussi ingénieuse qu'efficace, Ophüls arrive à tirer le meilleur de chaque situation et transforme ce film, d'apparence si anodine, en un vibrant hommage à la femme.


Un petit mot sur l'histoire à proprement parler. Le personnage principal est une sorte de belle idiote, un être frivole qui passe son temps à dépenser son argent, courir les mondanités de bal en bal et semer les amants sur son passage. Mais comme pour toute bonne cigale, elle se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue. Plus précisément, elle se trouva fauchée comme les blés et se voit alors dans l'obligation de vendre ses plus précieux bijoux pour sauver la face. Elle ne va pas hésiter à mentir et à manipuler son entourage pour sauver les apparences et conserver ainsi cette étiquette qui semble si bien la caractériser. D'ailleurs, notre héroïne est dépossédée de tout patronyme, sa personne étant réduite à son sexe et à son statut social, elle est " madame de" et rien de plus, du moins au début du film. Car tout le travail d'Ophüls sera de nous montrer la lente évolution de ce personnage, la faisant passer de créature futile en femme de caractère.


Ce bouleversement des consciences se fait progressivement ressentir durant tout le métrage, on passe doucement de la farce à la tragédie de scène en scène avec une fluidité remarquable. On pourrait aisément décortiquer chacune d'entre elles pour mettre à jour le formidable travail de précision de ce réalisateur. De l'élément le plus banal au plus évident, tout est porteur de sens chez Ophüls, rien n'est laissé au hasard. Ainsi les fameuses boucles d'oreilles en forme de coeur vont passer de main en main durant toute l'histoire pour finir par revenir à leur premier propriétaire, marquant ainsi le cheminement sentimental de notre belle héroïne.


C'est avec la même fluidité et avec la même légèreté apparente qu'Ophüls nous entraîne dans un véritable ballet de bal, quatre au total qui ne semblent en former qu'un, et par un soin judicieux des costumes et d'une mise en scène audacieuse (ah, ces travellings ...), il nous fait ressentir l'évolution des sentiments entre Donati et Madame ainsi que le craquèlement de tout un monde figé dans le culte des conventions. C'est tout bonnement magnifique !


L'élégance de la mise en scène est admirablement soutenue par la prestation des différents acteurs. Il y a bien sûr la divine Danielle Darrieux qui nous montre ici toute l'étendue de son talent en trouvant toujours le ton juste que ce soit dans un registre dramatique ou plus léger.

Les autres acteurs ne sont pas des simples faire valoir, loin de là ! Vittorio de Sica endosse parfaitement le costume de donjuan italien, sourire charmeur et jeu tout en retenue, le réalisateur italien donne une touche d'élégance indéniable à ce film. Et enfin, il faut saluer la superbe prestation de Charles Boyer, magnifique en mari piqué par la jalousie qui se met enfin à aimer sa femme.


Procol-Harum
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le 10 sept. 2023

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