Au départ, ce Madre n'était qu'un court-métrage, conçu sans autre ambition que de répondre à un défi entre amis. Il remporta tant de prix que le cinéaste espagnol et sa coscénariste eurent envie de le transformer en long. J'ai pensé à Avant que de tout perdre de Xavier Legrand, dont la suite donna le très primé Jusqu'à la garde. On comprend sans difficulté les raisons du succès de la version courte : cet unique plan-séquence dans un appartement montrant une mère appelée par son fils de six ans seul sur une plage est redoutablement efficace. La caméra suit une jeune femme de plus en plus nerveuse, marchant sur son lit avec ses chaussures (le détail fait mouche), cherchant à localiser l'enfant en France où il se trouvait avec son père, interrogeant de son débit de mitraillette son fils qui voit arriver un monsieur inquiétant. Même si la situation n'est qu'à moitié réaliste (pas de bol, dis donc, juste au moment où le gamin est abandonné il y avait un pervers qui traînait sur la plage), le rythme nous emporte. J'en garde aussi le souvenir de l'oeil translucide de cette mère capté dans la lumière.

Dix ans plus tard, Elena a trouvé un job de gérante d'un bar (même si on la voit surtout servir) sur ce qu'on devine être la plage maudite. Ou pas loin, puisque l'enfant avait déclaré qu'il n'y avait que des rochers et des arbres sur cette plage. La lenteur de cette scène contraste superbement avec la précédente : Elena marche au bord de l'eau au milieu des vacanciers, croise un groupe de jeunes surfeurs qu'elle fend indifférente, se retourne sur l'un d'eux qui était à la traîne. Sidérée.

Ce garçon est-il son fils ? Déjouant les attentes, le film ne va pas porter sur cette question. Il faut saluer cette audace de Sorogoyen : avoir fui le sensationnalisme de son sujet, avoir pris le risque de décevoir son spectateur, pour explorer autre chose. D'ailleurs, la découverte de Jean par Elena est filmée sans effet spectaculaire : on est loin du coup d'adrénaline d'un film comme La jeune fille et la mort de Polanski, par exemple. Après avoir filmé en ouverture une psychologie reposant sur un drame hors champ, Sorogoyen montre une absence de drame électrisée par une psychologie hors champ. On ne peut nier l'intérêt du projet.

Madre choisit de nous montrer une relation ambiguë.

Pour Jean, jeune bourgeois imbu de lui-même, Elena représente un défi, conquérir une adulte qui aurait l'âge d'être sa mère. Même si Marta Nieto, née en 1982, qui joue Elena, fait beaucoup plus jeune qu'Anne Consigny, née en 1963, qui joue sa mère. Le corps maigre, presque disgracieux, de Marta Nieto, proche de celui d’une adolescente, ainsi que son relatif manque d’assurance, aident sans doute à rendre l’objectif atteignable pour le jeune soupirant. C’est en remarquant que cette femme le suit qu’il commence à fantasmer. Normal.

Pour Elena, Jean est un substitut, une consolation, une façon d'obtenir ce que la vie lui a refusé. Sorogoyen ne verse pas dans le poncif de la jeune femme prostrée dans sa douleur : elle a un job très prenant (dont on peut se dire qu'il l'empêche de penser...) et surtout un amoureux, Joseba, agriculteur bio, viril tout en étant infiniment respectueux, faisant les courses et la cuisine, à l'écoute sans jamais imposer sa volonté : un peu le compagnon de rêve. Le contraire de Ramón, ce père irresponsable qui laissa son fils seul sur une plage il y a dix ans. Le personnage de Joseba permet aussi de faire comprendre à Jean qu'Elena n'est pas libre : il ne tentera donc pas sa chance, ce qui eût obligé à dissiper l'ambiguïté de la relation, ambiguïté sur laquelle repose tout le film.

Par trois fois, Sorogoyen entretient le souvenir traumatique que Jean ravive en Elena. Chacune de ces occasions va permettre à cette dernière d’agir, rachetant, en quelque sorte, son impuissance au téléphone il y a dix ans.

Une première fois lorsque Jean décide de prendre un bain de minuit. Il y va seul car Elena n'est pas tentée. Elle refuse aussi de le laisser partir mais il insiste et on le voit disparaître dans la nuit ; visage inquiet d'Elena quelques secondes, le temps que Jean finisse par réapparaître. Elle le réchauffera ensuite dans le sable comme un enfant.

Une deuxième fois, alors que Jean est retenu dans la maison de vacances, puni par ses parents parce qu'il a abusé de l'alcool. Elena, sans nouvelles de lui, décide de demander à le voir. Refus net des parents, qui commencent à trouver l'influence de cette "amie" néfaste. Elena voulait juste constater qu'il va bien, chose qui lui fut refusé pour son fils il y a dix ans. Elle y parviendra, dans la douleur.

Une troisième fois, à la toute fin du film : Jean a profité d'une pause sur une aire d'autoroute pour fuguer. Il appelle Elena, qui retrouve dans les cartons de déménagement son téléphone que Joseba avait soigneusement mis hors de portée. Appel à l'aide, comme il y a dix ans. Mais cette fois l'enfant sait situer où il est : c'est peut-être cela, aussi, qui libère Elena, le fait que cette fois elle a pu répondre à l’appel à l'aide

C'est alors que sera levée l'ambiguïté, en pleine forêt, dans l'habitacle d'une voiture : Jean lance à Elena "c'est parce que je te rappelle ton fils ?", suite à quoi il essaie de l'embrasser. On ne sait pas ce qui advint, Sorogoyen le laisse hors champ, on sait seulement que ce moment fut pour Elena une libération. Dans l'ultime scène, en effet, revenue dans cet appartement qu'elle devait quitter avec son compagnon, on la voit rappeler Ramón. Elle est désormais prête à parler avec lui.

Elle avait précédemment accepté de le revoir, dans un bar. "¿ Esta Ramón aquì ?" se demande Elena en arrivant, comme dans Starsky & Hutch. Oui, il est bien là, au fond de la longue terrasse. Lui et Elena sont captés les visages rongés par l'ombre. Banalités d'usage pour commencer, jusqu'à ce que Ramón révèle à Elena que lui aussi a une nouvelle compagne. Jusque là rien de gênant, mais il y a plus, il a eu avec elle un nouvel enfant. Sans doute cette seconde annonce est-elle trop violente pour Elena, qui crache son venin. Il fallait, sans doute, que ça sorte. La colère, première étape de la résilience.

Sorogoyen l'a dit, il a voulu montrer un cheminement vers la lumière. D'où sans doute cette musique aérienne, "avec très peu de basses", invitant à s'élever. Les plans récurrents sur la mer incarnent le souvenir traumatique torturant la jeune femme, surnommée dans le coin "la folle de la plage". On se demande un peu pourquoi, tant Elena est montrée comme discrète et réservée. L'argument est un peu faible.

Intérieurement, toutes ces années, Elena flottait entre le déni et la colère. L'irruption dans sa vie de ce Jean la déstabilise mais ouvre une lucarne de vie : elle est prête - avec une cruauté inconsciente ? - à entretenir une certaine ambiguïté vis-à-vis de cet ado pour faire durer l'illusion bienheureuse de côtoyer son fils. Un baume à l’âme. La relation s’intensifie. Alors que l'ex copine de Jean se met à danser lascivement pour l'allumer, le garçon échange un long regard avec Elena, si insistant que la jeune fille s’avoue vaincue et quitte les lieux.

Sorogoyen se tire très honorablement de cet exercice d'équilibrisme consistant à maintenir un subtil entre-deux. Il verse malgré tout dans l'excès à deux reprises :

- avec la scène de boîte de nuit où Elena, copieusement alcoolisée, se fait draguer par trois jeunes gars au regard lourd puis les suit dans leur voiture (même si j'ai aimé la tension installée par cette scène filmée au téléphone) ;

- avec la scène de l'intrusion dans la maison, générant cris, menaces, et même geste violent de la part du grand frère dont on découvre qu'il faisait partie de l'expédition périlleuse en voiture qu'Elena avait fui in extremis.

Je lui reproche ces moments un peu too much, mais la principale faiblesse du film tient à mes yeux à la banalité de ce qui nous est, le plus souvent, montré : j'ai eu quelques peines à me passionner pour les matchs de volley sur la plage, les discussions d'ados au coin du feu, les bals populaires et les scènes de carte postale sur la côte landaise. Une demi-heure de moins eût peut-être rendu l'oeuvre plus digeste. De surcroît, Sorogoyen et son chef op' ont opté pour une constante prise de vue en grand angle assez gratuite qui m'a beaucoup gêné. Le côté tête à claques de Jean (ainsi que ses propos pleins de tics de langage), le profil très cliché de ses bourges de parents (permissifs mais pas trop), et la difficulté à comprendre parfois les dialogues (Jules Poirier mangeant la moitié des mots comme le jeune moyen d'aujourd'hui, Elena victime de son accent espagnol) n'ont pas aidé non plus.

L'impression que m'avait donnée Sorogoyen avec Que Dios nos perdone (je n'ai pas vu El reino) se confirme : des qualités indéniables, mais appelant aussi quelques réserves. As bestas, qui suivit Madre, me semble le meilleur des trois, ce qui incite à continuer à suivre malgré tout cet auteur espagnol qui se démarque, avec un certain talent, du style Almodóvar.

Jduvi
7
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le 22 févr. 2024

Modifiée

le 22 févr. 2024

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Jduvi

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