Kabwita, un super-héros très discret...

MAKALA (Emmanuel Gras, FRA, 2017, 96min) :

Cette hallucinante chronique narre le quotidien héroïque de Kabwita, un villageois congolais vendeur de charbon qui ne ménage pas ses efforts pour offrir un avenir plus décent à sa famille. Emmanuel Gras documentariste particulièrement intéressé par l’aspect visuel du cinéma, nous convie après les singuliers "Bovines ou la vraie vie des vaches" (2012) et "300 hommes" coréalisé avec Aline Dalbis en 2015, a une épopée monumentale où la valeur travail prend une toute autre ampleur sur ce sol poussiéreux africain.

Dès les premiers plans nous découvrons de dos un homme au pas décidé avec une hache sur les épaules parcourant les chemins escarpés du sud du Katanga éloignés de son village Walemba. Le cinéaste suit ce parcours chaotique à hauteur d’hommes, la caméra steadicam enveloppe le héros de douceur contrastant avec le sol aride baigné d’halo ensoleillé rendant l’impression d’un climat étouffant. Un marcheur résolu taillant différent paysages à la recherche d’un arbre à découper, sa matière première principale à transformer aux prix d’efforts incessants sous le vent. Par un magnifique travelling, l’arbre prend toute sa démesure devant cet homme d’apparence assez frêle, mais dont la force insoupçonnée va se révéler dès les premiers coups de haches qui entaillent parcimonieusement à chaque coup l’immense tronc. La caméra filme au plus près, de façon tactile le corps au travail, un labeur physique éprouvant qui durent des heures afin de faire rendre raison à cet édifice naturel afin de pouvoir fabriquer du makala (charbon en swahili) afin de le vendre dans la ville de Kolwezi.

Le cinéaste utilise sa mise en image époustouflante de façon pédagogique en suivant chaque geste méticuleux de Kabwita Kasongo et de sa femme venant l’aider avec son fils dormant derrière son dos, une complicité touchante que l’on retrouve dans une séquence où la femme ôte une épine du pied de son homme. Un homme qui rêve des étoiles dans les yeux en faisant des plans sous la comète en imaginant une maison moins rudimentaire, avec trois chambres et un vrai toit en tôles. La mise en scène trouve toujours la bonne distance pour soutenir au mieux et avec respect, le jeune homme méthodique dans chaque tâche qui lève le voile à chaque étape de la finalité de tous ces travaux d’Hercule. Après cette entrée en matières musclée, le cinéaste va suivre la besogne du transport d’imposants sacs de charbon sur une bicyclette aménagée avec astuces afin que Kabwita puisse marcher à ses côtés en la poussant sur une distance de plus de 50 km, en partant de nuit et sans peu de période de repos entre l’aube et la nuit. Une odyssée de Sysiphe où chaque pénible ascension se succède sur ces routes cabossées où les murs de poussières rendent la situation au-delà du réel, et un portrait saisissant de l’absurdité du monde et des inégalités de la valeur marchande.

Le parti pris formel radical offre une sensationnelle mise en scène audacieuse où les longs plans séquences, de jour comme de nuit, convoquent la virtuosité de Béla Tarr avec "Le Cheval de Turin" (2011) et le néoréaliste Vittorio de Sica avec "Le Voleur de bicyclette" (1948), où le même moyen symbolique de locomotion est utilisé pour gagner son pain quotidien.

Lors de ce sidérant chemin de croix aux faux airs de documentaire puisque les scènes ont été reproduites, le réalisateur a le souci permanent de l’authenticité. Le cinéaste transcende la réalité avec brio malgré une intrigue minimaliste (un homme coupe du bois pour en faire du charbon afin de le vendre en ville), à travers un puissant récit livrant un véritable film à suspense. Un western moderne où il faut savoir éviter le danger, s’arranger avec des bandits pour arriver au but et négocier les prix de chaque sacs avec les clients pour pouvoir simplement rapporter bien peu d'argent, des médicaments pour sa fille et ne même pas récolter assez pour se permettre cette fois-ci d’acheter les fameuses tôles tant espérées.

Cette épopée s’avère être une pertinente métaphore de l’esclavage moderne où la définition du travail n’a pas la même égalité là où l’on se trouve géographiquement. La narration expressive de la survie (sans aucun commentaire en voix off), fascine à chaque instant par une photographie somptueuse, magnifiant aussi bien son héros des temps modernes que les décors abrupts resplendissants de couleurs et de diversités. L’auteur interpelle également le spectateur dans le choix de ne jamais intervenir pour aider celui qu’il filme même dans les moments les plus douloureux et pose la question essentielle de la représentation du réel qui continuerait à tourner de cette façon sans sa présence. Une odyssée de la pauvreté contemporaine où l’envoûtante musique de Gaspar Claus (composée uniquement au violoncelle avec quelques ajouts grâce à des pédales d’effets) vient apporter une splendide dimension dramaturgique presque mystique, avant que le super héros Kabwita trouve du réconfort en implorant Dieu à travers des chants afin de retrouver l’espérance et des forces qui lui permettront de renouveler quotidiennement ses mêmes efforts afin de vivre juste dignement.

Venez soutenir en immersion la misère et la beauté de l’humain à travers ce parcours dantesque suivi par ce forçat du travail sur les routes congolaises si ardues au cœur de "Makala".

Hallucinant. Épique. Existentiel. Bouleversant.

seb2046
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2017

Créée

le 18 déc. 2023

Critique lue 761 fois

9 j'aime

seb2046

Écrit par

Critique lue 761 fois

9

D'autres avis sur Makala

Makala
seb2046
8

Kabwita, un super-héros très discret...

MAKALA (Emmanuel Gras, FRA, 2017, 96min) :Cette hallucinante chronique narre le quotidien héroïque de Kabwita, un villageois congolais vendeur de charbon qui ne ménage pas ses efforts pour offrir un...

le 18 déc. 2023

9 j'aime

Makala
Morrinson
6

Poésie du charbon de bois

Il existe mille façons de questionner la frontière poreuse qui distingue la réalité de la fiction, et Emmanuel Gras avait sans doute déjà fait ses premiers pas dans cette direction-là dans son...

le 20 févr. 2018

5 j'aime

Makala
Cinephile-doux
6

Au charbon

On se pose des tas de questions en regardant Makala. Déjà, sur son essence de documentaire puisque, visiblement, tout était scénarisé et a été joué ou rejoué. Mais on en accepte le principe parce que...

le 6 déc. 2017

4 j'aime

3

Du même critique

Plaire, aimer et courir vite
seb2046
8

Jacques et le garçon formidable...

PLAIRE, AIMER ET COURIR VITE (2018) de Christophe Honoré Cette superbe romance en plein été 93, conte la rencontre entre Arthur, jeune étudiant breton de 22 ans et Jacques, un écrivain parisien qui a...

le 11 mai 2018

36 j'aime

7

Moi, Tonya
seb2046
7

Wounds and cry...

MOI, TONYA (15,3) (Craig Gillespie, USA, 2018, 121min) : Étonnant Biopic narrant le destin tragique de Tonya Harding, patineuse artistique, célèbre pour être la première à avoir fait un triple axel...

le 19 févr. 2018

32 j'aime

2

La Villa
seb2046
7

La nostalgie camarade...

LA VILLA (14,8) (Robert Guédiguian, FRA, 2017, 107min) : Cette délicate chronique chorale aux résonances sociales et politiques narre le destin de 2 frères et une sœur, réunis dans la villa familiale...

le 30 nov. 2017

30 j'aime

4