Une mouche et deux types pas piqués des hannetons, le scénario de Mandibules a le style post-it bariolé. Les cheveux longs et gras, sortant d’un sac de couchage mouillé par la mer, Manu (Grégoire Ludig) se voit confier une mallette à livrer contre 500 euros. On entre en matière comme dans un remake de The Big Lebowski, baigné par une lumière de riviera française.
Mais Manu et Jean-Gab (David Marsais) ont plus le tempérament d’enfants de 6 ans que du « Duc » des frères Coen, et les capacités de concentration qui vont avec. Première bifurcation, une mouche géante dans le coffre : que fait-on avec ça ? Bien en peine de répondre. Eux choisissent de la dresser. Mais pour la dresser, il faut un lieu de vie : deuxième virage, une caravane sur le terrain vague où ils se sont arrêtés. Sauf que dans la caravane, il y a un vieux : coup de boule.
Comme le dit l’adage, « quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt ». Et tant mieux. Dupieux, sans facétie, rebondit d’un objet à l’autre, et construit en toute facétie une pérégrination génialement cloche. Chaque nouvel élément entrant dans le cadre est le prétexte d’une dérivée dans la séquence suivante, selon des mécaniques tantôt classiques, tantôt barrées. Mandibules a la géniale qualité de ne jamais se renier : c’est un film de bas du front, incapables de faire un plan d’ensemble sur l’absurdité horrifique de leur situation (qu’est-ce que c’est que cette mouche ? Es-tu là, Cronenberg ?).
Des saumons en eaux troubles
Les dialogues tombent à plat, Manu et Jean-Gab font des checks ringards, et procèdent en petits passeurs d’absurdités, au hasard, Balthazar. Mais les autres personnages ne vont pas mieux : que fait ce vieux dont on a fait cramer la caravane, en s’enfuyant ? Plus de nouvelles. Que croient ces deux filles (Coralie Russier et India Hair) en invitant deux types inconnus chez elles, sous le prétexte d’une ressemblance avec un vieux copain de lycée, malgré leur aspect atterrant, malgré les incohérences ?
Certaines analyses reprochent à Quentin Dupieux, habitué à tirailler autant qu’à faire rire (le grincement esthétique de Steak, la dissolution du temps dans Réalité ou Wrong), d’en faire trop peu pour amuser. En effet, comment réussir à construire un gag décalé dans un monde qui l’est déjà complètement ? La question n’est pas formulée dans le bon sens : Mandibules est férocement drôle parce que ces 5, 6 personnages mangent des paupiettes de dinde, au rythme d’une ballade de Joseph Mount (Metronomy), en marge d’un monde qui n’est précisément pas marrant, celui de Dupieux. Il est là, le décalage.
En y réfléchissant, que fait Manu à dormir sur la plage ? Son père est mort, sa mère à l’asile. Qui est ce mafieux qui lui remet une valise, et pourquoi ? Pourquoi le vieux de la caravane se promène-t-il avec un flingue ? Et, à la fin, qui a élevé une mouche de 40 centimètres de long ? Les deux débiles font leur petite vie au doigt et à l’œil, et c’est parce qu’ils ne voient pas plus large qu’ils peuvent, comme des saumons contre le courant, remonter contre le cours d’un monde absurde, sale et dangereux.
Dupieux a relégué aux marges ses ricanements métaphysiques et il n’y a pas dans le film de scène façon craie sur un tableau. Il resserre le scope, en ne démordant ni de son fétichisme des objets (après le pneu et le manteau, la mouche) ni de ses contre-emplois terribles – Adèle Exarchopoulos en arriérée braillant, excellente, mais aussi les deux du Palmashow, canalisés parfaitement. Et ce faisant, signe avec Mandibules un de ses films les plus sereinement aboutis.