Je tenais évidemment à le voir avant les César afin de me faire une idée sur la prestation - qu'on dit exceptionnelle - de Catherine Frot (dont je suis une fervente admiratrice) et qui lui permettra peut-être de décrocher la statuette de la meilleure actrice le 26 février prochain.


Pour être parfaitement honnête, j'ai mis un peu de temps à entrer dans le film et à m'attacher à cette Marguerite Dumont, excentrique Castafiore dont on devine toutefois dans les regards perdus une brèche, une faille. J'ai commencé par trouver qu'elle était un indigeste mélange d'orgueil, de narcissisme et de manque d'intelligence.


J'avais surtout de la peine pour son mari, partagé entre la pitié et la honte que lui inspire cette femme qui, pour lui, depuis des années, est devenue un "monstre" et qu'il ne désire plus. Leur relation est la clé de cette histoire, tant elle cristallise toutes les douleurs et tous les manques, expliquant en bonne partie les raisons du délire de Marguerite.


Car voilà, et la deuxième partie du film le montre bien : Marguerite Dumont ne vit pas dans la même réalité que ses semblables, elle semble s'être construit un monde à elle, éloigné de l'univers tangible qui l'entoure. Cela m'a rappelé une phrase entendue chez Edouard Louis dans son Histoire de la violence : Ma guérison est venue de cette possibilité de nier la réalité. C'est exactement ça : sans le chant, elle dit qu'elle deviendrait folle, voilà pourquoi personne n'ose lui avouer la vérité, sous peine de la perdre complètement. Chacun l'entretient, pour des raisons variées (souvent intéressées) dans son délire.


Il y aurait énormément de choses à dire sur ce film, tant sur le fond que sur la forme, je vais donc tâcher d'être concise. Marguerite propose en effet un mélange exquis entre une esthétique extrêmement léchée (la lumière est tout simplement extraordinaire), assortie d'une réflexion très profonde, complexe et dense sur l'image de soi et l'histoire qu'on se raconte.


Il y a évidemment dans le drame intime qui se joue ici beaucoup de drôlerie et des instants de comédie vraiment irrésistibles. Ce film est une perpétuelle hésitation entre le rire et les larmes. Il y a du Marivaux et du Molière là-dedans, du Bourgeois gentilhomme et du Tartuffe, dans la galerie de personnages hauts en couleur que dépeint Giannoli : le domestique au comportement ambigu qui a tout compris, le journaliste flatteur, l'artiste extravagant et moqueur, le prof de chant profiteur (hilarant Michel Fau)...Tous se taisent par peur de la blesser ou parce qu'ils ont intérêt à entretenir son enfermement.


On sent que chaque détail a été pensé dans un souci de symbolisme : ainsi, les paons. Que dire de cet animal qui semble incarner la vanité, la volonté de plastronner, de pavaner ? Ce bel animal ne serait-il pas proche de Marguerite, dans son narcissisme et son envie de plaire ? Elle porte d'ailleurs, dans le premier récital qu'elle donne dans le film, une plume de paon en haut du front.


Jusqu'où est-on le dupe de soi-même ? A quelles extrémités, extravagances, folies, nous conduit l'envie d'être aimé ? Pendant 2h10, Marguerite cherche le regard d'un seul homme, le seul qui lui échappe et qu'elle veut retenir : celui de son mari, à qui elle voue un amour éperdu. Ses photographies, ses mises en scène costumées, ne sont que des subterfuges pour qu'il la remarque enfin et lui dise sa beauté : que ses yeux lui confirment son existence et sa valeur.


Catherine Frot est à la hauteur de ce que j'ai pu lire sur elle, candide et généreuse, ne se doutant pas - comme un enfant - de tout ce qui se joue autour d'elle : elle ne perçoit pas le mal, les gens mal intentionnés, persuadée qu'elle est de son talent que tous semblent reconnaître. Je l'ai trouvée pleine d'élégance, de charme, avec un délicat voile de tristesse qui ne la quitte jamais : un personnage d'une rare épaisseur et complexité.


Mention spéciale à André Marcon qui campe le mari dépassé de Marguerite, hésitant en permanence entre l'envie de tout lui avouer et la crainte de la réaction de sa femme au mental plus fragile qu'on pourrait le croire. Je l'ai trouvé au moins aussi émouvant qu'elle, dans sa compréhension globale de la situation, dans son impuissance et son empathie.


Je tenais à finir sur la BEAUTE plastique de ce film qui, au-delà de tous les autres aspects, est certainement celui qui m'a le plus éblouie : les costumes, la lumière, la perfection des plans qu'on dirait des tableaux, tout cela m'a transportée. Coup de maître de la mise en scène : par moments, on ne sait plus trop à quelle époque on se trouve, certains personnages semblent tout droit sortis des années 2000 (le jeune assistant de Pezzini et sa gouaille un peu racaille), ce qui confère au film et à ses messages une modernité vraiment très aboutie.


Belle, profonde, tragique : la scène finale est à la hauteur de l'affiche et semble l'illustration parfaite d'une phrase prononcée un peu plus tôt dans le film : ll n'y a que deux réalités dans la vie : ou on la rêve, ou on l'accomplit.


Absolument superbe.


[Edit : César de la meilleure actrice 2016 pour Catherine Frot qui livra un discours des plus émouvants.]

BrunePlatine
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le 7 févr. 2016

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