Matewan
7.4
Matewan

Film de John Sayles (1987)

Le récit de Matewan s’inspire de faits réels s’étant déroulés en 1920 dans une petite ville minière de Virginie-Occidentale. Pour protester contre la baisse du prix du charbon à la tonne, les mineurs se sont mis en grève. Un geste auquel le propriétaire de la mine a répondu en engageant des « jaunes », ou « briseurs de grèves », des hommes engagés dans des États voisins pour venir travailler à la place des grévistes et ainsi saper l’action de ces derniers. Comble de l’affaire, ces jaunes sont pour partie des Noirs venus d’Alabama, pour partie des immigrés italiens ne parlant pas un mot d’anglais.


Pour les aider à mener leur action, les mineurs de Matewan (les « autochtones », donc) font appel à un membre distingué de l’United Mine Workers of America, l’un des syndicats miniers les plus importants du pays. Avec son aide, ils aspirent à faire du mouvement local une grève d’ampleur régionale qui s’étendra à toutes les mines du sud-ouest des États-Unis.


C’est sur ce terreau propice à la conflictualité sous toutes ses formes mais aussi potentiellement porteuse d’unité que John Sayles plante le décor de son Matewan. Comme dans Lone Star quelques années plus tard, le cinéaste s’affirme déjà comme un observateur au regard résolument social et sensible. Sans misérabilisme ni militantisme, Sayles décrit le quotidien de la petite bourgade et des répercussions de la grève sur sa stabilité économique et sociale. Le fait de se mettre en grève ne règle pas tout, loin de là : le patron redouble d’ingéniosité et use de toutes les combines, souvent en-dehors de la légalité, pour saper le moral des grévistes et les obliger par tous les moyens à reprendre le travail.


L’engagement de jaunes est la solution la plus rapide et efficace, puisqu’elle joue sur les antagonismes liés à l’ethnie (Noirs-Blancs) voire à la nationalité (Américains-Italiens) pour dissuader les mineurs locaux de continuer leur grève tout en continuant de faire fonctionner la mine. C’est à ce problème que doit d’abord répondre Joe Kenehan (John Cooper), l’envoyé de l’Union (syndicat) à Matewan pour fédérer les rebelles. Pour s’opposer à cela, le patron engage des sortes de « mercenaires » en vue de réprimer la syndicalisation honnie, un peu à l’image des tristement célèbres agents Pinkerton.


Dépasser les oppositions fondées sur la race et l’origine, s’unir pour que la grève devienne réellement pénalisante pour le patron et sa compagnie : un objectif ne pouvant être atteint que par la parole. Chez Sayles, elle est performative, c’est-à-dire qu’à peu de choses près elle incarne à elle seule le personnage, se substitue pleinement à son caractère psychologique. Or c’est en elle que réside la source de la division. Plurielle, vulgaire voire insultante, elle doit être purifiée, disciplinée, « éveillée » pourrait-on dire. L’œuvre pédagogique de Kenehan intervient à cet effet : sa voix fait silence sur celle des autres, comble les gouffres qui quelques minutes plus tôt semblaient irrémédiables entre les individualités. Dépasser la barrière de la langue (anglais, italien) de la religion (protestantisme, catholicisme), de la couleur de peau, des préjugés liés à elle en vue de sauvegarder la dignité de chacun à travers le combat de tous.


Mais Rome ne s’est pas faite en un jour. L’apprentissage de l’altérité doit se faire. Sur le tard, mais se faire tout de même. Les ouvriers et leur famille, réduits à loger dans des tentes aux abords de la ville (leurs logements sont propriété de la compagnie, qui les en a expulsé), sont forcés d’apprendre à se connaître, de partager des moments du quotidien dans le dénuement matériel : la musique agit ainsi comme le traducteur universel des sentiments simples. Un Italien joue un rythme à la mandoline, auquel viennent s’adjoindre deux Noirs avec leur guitare et enfin un local avec son harmonica. La mère italienne, d’abord vue d’un « mauvais œil » par une vieille Américaine pour avoir installé un petit autel à la Vierge, est finalement reconnue et acceptée dans sa condition de mère ayant à pourvoir pour ses enfants. Kenehan, perçu comme un élément étranger à la communauté locale, un « Red » (communiste) est progressivement accepté à mesure que sa sincérité est prouvée par la bravoure de ses actes. Combattant de toutes les luttes, pacifiste, il a fait de la prison en refusant d’être envoyé sur le front durant la Première Guerre mondiale, mais plus qu’un maître ou qu'un professeur, il sait s’effacer, s’assimiler à la communauté pour faire de leur combat le sien et inversement.


L’arc narratif de Kenehan est probablement le plus intéressant puisqu’il se mêle à celui d’un enfant privé de père, Danny (Will Oldham). Celui-ci est pénétré d’une forte conviction religieuse, qu’il mêle, contre le gré du pasteur (John Sayles) à ses thèses pour un travail plus juste et équitable (influence du christianisme social). La religion va d’ailleurs entrer en résonnance de façon subtile avec toute l’histoire. Par un truchement ingénieux, le cinéaste remobilise les Écritures à l’aune du combat social : Joseph et la femme de Putiphar (Genèse), mais aussi Judas (Nouveau Testament) sont ainsi placés en miroir du drame social qui a lieu au même moment, donnant lieu à certaines des scènes les plus touchantes du film (notamment la discussion entre Joe et Few (James Earl Jones) au coin du feu).


L’affrontement final, inévitable, scelle en Joe l’incarnation de la figure christique, sublimée par sa mise en terre sur les lieux de son ultime combat. Un « retour à la poussière » qui ne suppose ni la défaite du mouvement, ni son triomphe absolu, mais davantage son inscription dans le contexte plus large et assez peu connu en Europe des luttes syndicales américaines dans l’entre-deux-guerres, de cette « guerre du charbon » qui fit tant de victimes innocentes au nom de la lutte contre le système capitaliste. Un héritage idéologique dont le cinéaste américain s’efforce à redonner la place qui est la sienne dans le contexte de la lutte des ouvriers pour leurs droits de travail.


Sayles est un maître de ce cinéma que j’aime à qualifier de « humble ». Il sait saisir exactement ce qui fait l’essence « humaniste » des existences, sans arrière-pensée ni parti pris politique. Matewan est au contraire un film profondément historique et extraordinairement sensible. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il enjolive la réalité. Non, il en extrait plutôt le suc aimable et sincère, le plus lourd d’enseignement et le plus touchant. Un très grand film.

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le 7 févr. 2021

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