Memories of Murder s'est très vite imposé comme un classique contemporain, il est le point de départ de la carrière fulgurante de Bong Joon-Ho. C'est un film marquant, qui ne laisse souvent pas indifférent le spectateur, qui «brise la mer glacée qui est en nous », selon l'expression de Kafka. En témoigne d'ailleurs sa présence dans les nombreux tops de Sens Critique (Les Meilleurs films des années 2000, Les films que vous recommandez le plus à vos amis, Les meilleurs films policiers...).


Ce succès peut pourtant interroger, tant le réalisateur réutilise tous les poncifs du film policier : un inspecteur arrive de la capitale (Séoul) avec sa rigueur, sa méthode, des techniques que les enquêteurs locaux ignorent totalement. L'enquête avait d'abord été menée avec des fautes manifestes par ces derniers, qui n'hésitent pas à falsifier des preuves, à torturer des suspects pour obtenir des aveux... leurs méthodes respectives se confrontent et provoquent des tensions. Face à l'inspecteur idéaliste, qui travaille dur jour et nuit, pour espérer atteindre la vérité ; des policiers qui cherchent à écourter l'enquête en fabriquant des preuves plutôt qu'en découvrant des éléments tangibles, qui permettraient de démêler le vrai du faux. Ensemble d'éléments récurrents dans les films policiers, et qui ne brillent donc pas par leur originalité. L'interrogatoire du premier suspect laisse même place à une scène de good cop/ bad cop vue et revue.
Mais Bong Joon-Ho se réapproprie ces éléments pour offrir un travail véritablement neuf sur ce genre. La scène d'introduction en témoigne déjà : la découverte du corps par le détective Doo-Man Park tisse habillement la noirceur de la découverte du corps de la victime avec le comique d'une scène de crime empiétée par des mioches qui n'en font qu'à leur tête, sur lequel le protagoniste n'a aucune autorité. Au sérieux et au malaise de l'enquête qui débute se superposent déjà la confusion et le ridicule des méthodes maladroites. Le film présente des scènes qui sont soient alternativement comiques ou glaçantes, soient simultanément glaçantes et comiques. Les émotions procurées ne sont jamais pures , elles sont toujours hybrides, contradictoires même. C'est ce qui produit l'originalité de l'oeuvre, tant cela peut perturber le spectateur quand il s'attend à appréhender un film policier.
Cette poétique fait écho à l'impression qui résulta de l'enquête de Bong Joon-Ho lui-même sur l'affaire dont est tirée le film. Il se sentit profondément touché par cette histoire, mais une part de frustration entrait dans la connaissance de cette enquête qui a été menée parfois sans rigueur, jusqu'à ce que ça puisse en être ridicule, et qui surtout a été en partie entravée par un contexte qui empêchait les enquêteurs d'avoir des moyens propices à la recherche de ce tueur en série.
Ce film, c'est donc aussi l'histoire de l'échec d'une enquête désordonnée ; échec qui pèse sur la conscience collective coréenne, et qui participe de la beauté de ce film. Il répond en effet à un véritable malaise palpable en un lieu et un temps donnés, mais traduit de même des problématiques plus universelles comme l'obsession de la vérité, la soif de justice, ou l'échec, rendu plus douloureux par l'enjeu des vies humaines... Car l'opposition entre les techniques modernes de Tae Yoon Seo et les techniques archaïques (chamanisme, rumeurs, aveux douteux) renvoie finalement à un même échec, à un même désespoir face à l'absence d'éléments qui feraient progresser l'enquête. C'est la plongée dans un gouffre qui est mise en scène, et la méthode de Seo laisse progressivement place à des sentiments qui empiètent sur la rigueur de son travail professionnel. Dans les scènes finales, les rôles s'inversent presque entre les policiers, comme une façon de montrer que tous les deux étaient guidés par un même désir d'élucider les choses, qu'ils étaient mus par la même obsession, et que chacun s'était engagé corps et âme dans cette affaire. C'est Seo qui perd son sang-froid et qui manque de dépasser fatalement la limite en essayant d'assassiner un suspect. Et cette inversion se poursuit même entre les rôles de policiers et criminels, car le mal semble parfois émaner de ces enquêteurs et des crimes qu'ils commettent eux-mêmes dans leur poursuite délirante.
Au moment de la sortie du film, le tueur en série n'avait toujours pas été identifié (il a finalement été retrouvé en 2019), les crimes dataient d'une dizaine d'années, ce qui rendait le mystère d'une actualité cruelle. Le tueur en série serait nécessairement averti de la sortie de ce film. Le film entre ainsi en dialogue avec un contexte, une époque, et s'immisce véritablement dans l'affaire à travers ce geste (on peut notamment interpréter le regard face caméra de Song Kang-Ho dans la scène finale comme l'acmé de ce dialogue, puisqu'il semble s'adresser directement au spectateur, « l'homme ordinaire » qui peut être chacun d'entre nous ; mais aussi au véritable tueur en série, qui sera sûrement amené à voir ce film.)
Peut-être que la puissance de cette œuvre réside ainsi dans l'absence de résolution à cette affaire : le mal n'ayant plus de visage, il est partout, diffus dans la société où chaque être peut le dissimuler. Ou peut-être réside-t-elle dans ce sentiment si troublant que provoque cette multitude d'événements ; mélange d'exaspération, de pathétisme, de drôlerie, et de tragique. Mais il est clair que le réalisateur a réussi à capter le malaise d'une société et à en faire une histoire qui frappe universellement par sa puissance et son incongruïté, ainsi qu'une histoire qui réinterroge avec pertinence les enjeux et les fondements d'un genre, pour mieux penser les thématiques qu'il aborde.
Slyzzer
8
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le 27 août 2021

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