La Maman et la Putain, film en noir et blanc, en 16 mm, s'étendant sur trois heures et quarante minutes, enseveli sous des tonnes de dialogues littéraires. Et plus parisianiste, vous mourrez. Cette œuvre a eu la chance d'avoir été mise sous les feux des projecteurs par le scandale qu'elle avait provoqué au Festival de Cannes 1973, du fait qu'elle avait dérouté le public de la Croisette. Malgré cela et malgré la détestation de la présidente du jury, Ingrid Bergman, Jean Eustache, l'homme derrière la caméra et à l'écriture de cette création peu commune, avait remporté le Grand Prix.


C'est son premier long-métrage de fiction. Il y a un tel culte, venant d'une portion non négligeable des critiques et cinéphiles, pour cet opus, fascinant pour son côté "radical", que l'on en oublierait presque que le même Eustache avait mis en scène, l'année suivante, un second et dernier long-métrage de fiction, Mes petites amoureuses (ô magnifique titre rimbaldien !).


Dans La Maman et la Putain, Eustache s'inspire d'un passé encore très frais chez lui, allant même jusqu'à choisir, en partie, dans sa distribution des personnes liées directement à sa vie privée. Dans Mes petites amoureuses, il plonge bien plus loin, en se remémorant un tournant important, étalé sur quelques mois, de sa jeune adolescence (oui, les deux films ont une forte portée autobiographique !). La Maman et la Putain est en noir et blanc, Mes petites amoureuses en couleurs (au passage, la photographie du grand Néstor Almendros est un régal pour les yeux, sachant capter avec réalisme, mais tout en soulignant la beauté, les divers cadres provinciaux, urbains ou ruraux, que connaît le protagoniste !). Le peu conventionnel 16 mm est remplacé par le plus standard 35 mm. Les trois heures et quarante minutes par une durée plus "raisonnable" de près de deux heures. Le verbe n'est plus au premier plan, n'apparaissant que plus sporadiquement, que quand le dialogue est nécessaire, que ce soit par les échanges entre les personnages ou par la voix-off de notre jeune garçon, décrivant ce qu'il ressent. C'est surtout l'image qui s'exprime ici.


La Maman et la Putain peut laisser penser qu'il est sorti de l'esprit d'un être, n'ayant jamais quitté Saint-Germain-des-Prés, ayant trainé longtemps dans les amphis, très centré sur son petit monde, ne sachant pas ce qu'est l'existence du commun des mortels. Mes petites amoureuses vient rappeler qu'il n'en est absolument rien (et que le mérite du réalisateur n'en est que plus grand !).


Jean Eustache, par l'intermédiaire de son alter ego fictif, nous raconte quelque temps de son enfance heureuse, à la campagne, à Pessac, en Gironde, élevé par une grand-mère bienveillante, chef naturel d'une bande de gamins du coin avant que sa mère, travaillant à Narbonne, le rappelle près d'elle et de son compagnon, pour le faire travailler en apprentissage dans un atelier de mécanicien. Cela crée une situation douloureuse et frustrante pour un jeune homme porté naturellement vers les études.


Seuls sa passion du cinéma et ses premiers émois sensuels l'aident à faire face à ce sort qu'il vit mal au fond de lui.


Les garçons ne se gênent nullement pour tripoter les filles, sans leur demander leur accord. Le spectateur d'aujourd'hui ne manquera pas d'être étonné de voir des demoiselles pour la plupart peu farouches (du moins pour ce qui est d'être touchées et embrassées !). Il faut bien se mettre dans le crâne que dans la France des années 1950 (dans laquelle se déroule l'ensemble !), on tendait peu à peu vers la révolution sexuelle.


Jean Eustache ne pose pas de regard moral sur cette époque. Il se contente de la reconstituer telle qu'elle était pour un adolescent. Comme mentionné plus haut, il fait passer souvent les sentiments qui parcourent son jeune lui par l'intermédiaire de l'image. Et aussi par le jeu des comédiens. Ce qui ne fait que rendre le résultat plus puissant et troublant, car faisant appel à nos perceptions sensorielles personnelles.


Pour être plus précis, rien n'est surligné. Eustache n'est pas là pour faire dans le patho. Il est là pour montrer.


L'interprétation atonale des acteurs peut perturber (à noter que Maurice Pialat et sa silhouette autoritaire passent faire une apparition, petite, mais mémorable !). Peut-être est-ce pour obtenir un aspect étrange de ce monde étant donné que le passé, surtout quand il est lointain, est une contrée étrangère que l'on ne peut que pénétrer qu'à travers nos souvenirs quelquefois vifs, généralement embrumés. C'est possiblement pour cette raison que la narration adopte la forme d'une chronique, par le biais d'une succession de moments marquants à l'échelle de l'intime.


Mes petites amoureuses a été un échec public, qui a sonné le glas de la carrière d'Eustache dans le long-métrage de fiction. Il s'est tourné, par la suite, vers le documentaire, le court ou le moyen-métrage pendant les sept années qui lui restaient à exister avant de se tirer une balle dans le cœur. C'est injuste, car le résultat est beau et touchant. Reste qu'il existe et que c'est l'essentiel. C'est juste dommage qu'il y ait peu de personnes à le savoir.

Plume231
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le 18 juin 2023

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