The Killing of a Sacred Deer - Un film de Yórgos Lánthimos, avec Nicole Kidman, Colin Farrel et Barry Keoghan.


Attention : vous n’êtes pas en train de lire une ‘simple’ critique, mais plutôt une analyse thématique de l’œuvre. Des éléments de l’intrigue susceptibles de vous gâcher le film sont donc allègrement dispersés dans les lignes qui suivent.



Our children are dying, but yes. I can make you mashed potatoes.



Mise à mort du cerf sacré est un film qui avance irrémédiablement vers sa catastrophe finale (à la manière de 2001 : L’Odyssée de l’espace, par exemple). Durant toute la première partie, pas un seul des plans ne reste statique ; Lánthimos choisit de narrer son histoire à travers un zoom léger mais quasi-perpétuel, jusqu’au point de basculement de l’intrigue qu’est l’ultimatum lancé par Martin. Le spectateur se retrouve donc face à un film qui l’empêcherait presque de rester passif et force l’immersion.
Le souci de mise en scène du réalisateur et son sens du détail se retrouvent jusque dans le choix des lieux de tournage, et dans sa manière de les filmer avec une rigueur ‘chirurgicale’. Les personnages sont enfermés dans des cadres paradoxalement très ouvert. La caméra passe sans préavis des plans d’ensemble aux gros plans, créant une sensation d’étouffement. Le film prend ses personnages - et le spectateur - à la gorge. Sans fioritures, la narration est implacable. Progressivement, inévitablement, spectateurs et protagonistes sont acheminés vers l’infamie.
La direction d’acteurs est réglée au millimètre. Colin Farrell, Nicole Kidman, et les jeunes interprètes de leurs enfants, tout comme Barry Kheogan incarnent des absolus, et ce même avant que l’engrenage tragique ne se mette en place. Leurs personnages jouent un rôle (ce qui, d’ailleurs, peut rebuter puisqu’à aucun moment ils ne se comportent de manière ‘normale’), eux sont leurs rôles.
Ce qui nous amène justement à la famille ; thème récurrent chez Lánthimos, mais ici cadre ou plutôt prisme. Le film étudie une famille névrosée, malsaine. La famille ‘parfaite’ (dans le sens « comme il faut ») lorsqu’elle est vue de l’extérieur, mais de l’intérieur aseptisée et sans rapports familiaux honnêtes sinon véritables. Tous jouent un rôle, chacun s’applique à renvoyer une image de lui-même qui composera à terme une famille modèle aux yeux de l’étranger. Tous jouent sciemment à être des archétypes ; leur vie est mise en scène, et ce jusque dans les rapports sexuels parentaux [des séquences particulièrement glaçantes]. C’est donc dans ce décor et avec ces acteurs que Lánthimos va faire son étude de deux aspects fondamentaux de l’homme : justice et dignité.



It’s the only thing of that is close to justice.



Martin n’est pas fondamentalement mauvais. même si son interprétation - ou parfois son physique ? - laisse très rapidement penser qu’il est le mal incarné. Martin est avide de vengeance (il répète d’ailleurs plusieurs fois « i’m starving » avec insistance), quitte à détruire une famille, comme la sienne a été détruite. Il ne se préoccupe pas de ce qui est juste, il exige réparation et applique pour cela la loi du talion. L’irrationnel entre alors en jeu, la ‘malédiction’ est lancée. Le chirurgien ayant tué le père de Martin en l’opérant, Martin a désormais le droit de réclamer une mort en échange. Et de la main du chirurgien lui-même.
À partir de l’instant où le sacrifice apparaît comme inévitable, une folie s’empare des occupants de la maison. Les rôles basculent et la dignité n’entre plus en ligne de compte.
Le père abandonne son rôle de docteur (« celui qui soigne ») dans sa première acception ; il kidnappe Martin, le torture. Il doit désormais soigner sa famille par un biais bien plus radical : la mort d’un de ses membres. Il tente d’y échapper, de fuir ses ‘responsabilités’ paternelles ; il s’agite, fuit, mais doit se rendre à l’évidence : il sera un médecin meurtrier et un père infanticide.
La mère met de côté son rôle maternel, ne protège plus ses enfants. Pour se sauver, elle est prêt à en sacrifier un, au hasard, tout en arguant qu’il sera toujours possible, en fait, de le remplacer.



We could have another one. I mean I still can, and you too. And even
if you couldn’t, we would find a solution.



Kim passe de la jeune fille parfaite à une figure de rebelle. Elle fugue pour retrouver son petit ami (qui se trouve être Martin, pour aller jusqu’au bout du malaise), essaie par tous les moyens de prendre l’avantage sur son frère. Bob passe à l’inverse du statut d’enfant rebelle à l’enfant modèle, voire même soumis. Il se coupe les cheveux (que son père déclarait plus tôt détester), déclare vouloir devenir cardiologue comme son père pour le flatter, serait prêt à aller arroser les plantes (activité utilisée comme motif récurrent de la domination parentale) en rampant.
Pour survivre, tous sont prêts à remettre en question ce qui les définit, à abandonner leur dignité. Le fait que les enfant rampent - puisqu’incapables de tenir sur leurs jambes, premier symptôme de la « justice » - pendant la moitié du film n’est pas anodin. Se tenir sur ses deux jambes est fortement lié à l’humanité. À partir du moment où l’on renonce aux principes qui devraient la définir, on la quitte, au moins partiellement.
Lánthimos adopte un point de vue terriblement pessimiste. Les survivants n’ont plus rien d’humain, et, d’une certaine manière, les meilleurs sont inévitablement partis les premiers. Que ce soit le père de Martin, décrit comme un modèle de vertu ; ou Bob, le seul élément de la famille ne cherchant pas à s’inscrire dans le modèle idéal que les autres veulent atteindre. Ce dernier n’échappe évidemment pas à sa « crise de dignité » lorsqu’il se rend compte qu’il est sur la sellette, mais il était en vérité le seul de la famille à avoir un comportement normal, naturel.
Lánthimos présente donc à travers cette ré-interprétation du mythe d’Agamemnon, une vision, comme à son habitude, radicale, critique et hautement négative de l’espèce humaine. Seulement, dans Mise à mort du cerf sacré, et c’est là que réside son génie, il ne se place pas dans une dystopie (The Lobster, Canine dans une moindre mesure). Il présent des personnages qui, dans le cadre le plus réaliste et rationnel qui soit, perdent le contrôle puis progressivement leur humanité. Ce qu’il pourrait nous arriver à tous, finalement.


Une critique plus 'classique' est disponible sur mon blog.

oggy-at-the-movies
9

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le 31 oct. 2017

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