Comme pour emplir un décor désespérément vide, plusieurs générations de western ont foulé la terre acide de l’Ouest, en imprégnant le désert de leurs poussiéreuses épopées, ou en l’éclaboussant sous des duels sanglants.
Bien souvent, le western a été de ces genres prolifiques qui s’auto-étudient, perdu entre nostalgie et renouveau, condamné à abreuver la sècheresse de ses sols avec une eau toujours plus fraiche –quitte à faire parfois fi de sa qualité.


A la source du « western-spaghetti », Leone avait contribué à redonner vie à cette terre qu’on disait en dépérissement ; après avoir laissé une empreinte indélébile sur le genre du western entier, il avait annoncé la fin de l’Ouest sauvage dans son premier Il était une fois et s’était retiré officiellement du genre à l’issue du second.
En écrivant le scénario de Mon nom est Personne quelques années plus tard, Leone rajoute donc comme un codicille officieux à son testament, un post-scriptum dans lequel il apporte des nuances d’espoir à son dernier chapitre pessimiste: et si, tel un Phoenix renaissant de ses cendres, la mort de l’Ouest n’était finalement que le signe du renouvellement d’un genre en perpétuelle évolution ?


On ne l’appelait pas



Alors que lui-même se posait en héritier des westerns classiques américains, le peu d’estime que Leone portait aux films italiens dont on lui attribuait la parenté était de notoriété publique : « j’ai accouché d’enfants débiles » avait-il même dit à propos des « westerns spaghettis » –expression qu’il abhorrait par ailleurs.
C’était donc avec un engouement moindre qu’il avait vu le sous-genre s’orienter vers la comédie burlesque à l’aube des années 70, impuissant face à l’émergence de farces légères telles qu’On l’appelait Trinita. Comme pour prendre implicitement sa vengeance avec Mon nom est Personne, Leone choisit d’amputer Terence Hill du nom qui avait fait sa jeune renommée. Dans son film, le jumeau caché de Franco Nero n’est plus personne : on ne l’appelle plus Trinita, on ne l’appelle même pas ; il est l’homme sans nom, un inconnu en quête en devenir.
Face à lui, Leone place un pistolero vieillissant à la réputation bien établie, campé par un Henry Fonda dont la carrière n’est plus à faire ; alors que Personne vient à peine de mettre le pied à l’étrier, lui a déjà longuement roulé sa bosse dans le désert de l’Ouest, et semble prêt à retourner à la poussière. Les deux beaux regards bleus s’affrontent d’emblée, et Beauregard jauge d’un mauvais œil la distance qui le sépare de Personne : il troue son chapeau et le fusille du regard avec le même dédain qu’avait Leone pour ses « enfants illégitimes ».


Le contraste de ces deux identités que tout semble opposer s’exprime jusque dans leurs vêtements. L’un, mythe ambulant au crépuscule de sa vie, est résolument sérieux, bien mis, soigné de sa Personne ; l’autre a une silhouette floue, une allure négligée, et surtout cette agaçante nonchalance mise en bouche par un sourire vissé au coin des lèvres. Ainsi, le premier incarne le western spaghetti finissant dans sa forme traditionnelle, tandis que le second est le vivant portrait des pochades cocasses de sa toute jeune déclinaison comique.
Pourtant, au fur et à mesure que le film progresse, le bleu des paires d’yeux qui se confrontaient finit par se confondre, et le duel de leurs regards devient un duo : l’allure et les habitudes du plus jeune a même impacté celles de son ainé, puisqu’à la fin les deux pistoleros ont un chapeau troué à l’identique et partagent tous deux un repas à même la casserole. Ainsi, en plus d’avoir eu la chance ultime d’assister en première loge –et même de contribuer– à l’exploit final de son idole, Personne a presque autant apporté à Jacques Beauregard que l’inverse.


Devenir quelqu'un



Mon nom est Personne représente donc pour Leone le film de l’acceptation, du passage de flambeau : de la même façon que le rejet de Beauregard s’est peu à peu mué en sympathie, il y embrasse avec tendresse ses « enfants » dont il reconnait enfin la paternité. Ayant confié la réalisation du film à Tonino Valerii, qui l’avait assisté à la réalisation de ses deux premiers westerns, Leone se charge d’ailleurs lui-même de tourner les scènes les plus grotesques, sans doute pour s’assurer que le choc entre le sérieux de Beauregard et la décontraction de Personne est exacerbé. Ainsi, il forcit délibérément le trait comique du film en parodiant la parodie, et désamorce du même coup la gravité que cet adieu au genre aurait pu avoir. L’aspect loufoque de certaines scènes lui permet en outre d’éviter l’écueil du pathos, et force un mélange qu’on aurait pu croire hétérogène.
Cette évolution est exprimée avec grandiloquence par la musique d’Ennio Morricone, qui constitue le liant de ce western. De fait, la distinction entre Beauregard et Personne est mise en exergue par l’attribution de thème attitré à chacun des deux personnages : au début du film, l’air se fait délibérément épique quand l’ainé (ou la Horde Sauvage) apparait à l’écran, tandis qu’elle devient plus légère pour les « exploits » du cadet. Pourtant, après que Beauregard a accompli la destinée que lui avait prédite son adulateur, c’est la musique de Personne qui retentit, comme pour symboliser que la plus belle prouesse d’un artiste est peut-être d’inspirer d’autres Personnes.


Dans les livres d’Histoire



S’effaçant avec grâce pour laisser place à une nouvelle génération de westerns, Leone livre donc un touchant hommage à ses successeurs, et décuple la force de cette ode à l’héritage en apportant en filigrane un second hommage, adressé aux générations passées, sur lesquelles il porte un regard nostalgique et admiratif.
Il entremêle ainsi trois générations de westerns distinctes en truffant le film de citations. Ainsi, l’escale des protagonistes dans un cimetière apache où repose Sam Peckinpah est l’occasion pour Leone de faire preuve de révérence envers ses propres modèles, qui sont déjà passés à la postérité : la tombe de l’auteur de La Horde Sauvage est le symbole des monuments historiques déjà ancrés dans le paysage cinématographique.
L’ambition de Leone de rejoindre ses pairs est de fait exprimée par la quête d’un Beauregard proche de la retraite, qui se sent prêt à rejoindre ses ancêtres, mais qui n’a que peu d’espoir de se retirer en entrant dans l’Histoire. Cette intrigue laisse donc transparaitre le désir teinté de doute qu’avait le réalisateur de passer l’arme à gauche en ayant construit une œuvre droite et solide : il tenait à laisser derrière lui un héritage aussi riche que celui de ses propres modèles, afin de passer lui aussi à la postérité. Le monologue final de Beauregard fait d’ailleurs le lien entre le film et sa parabole, et apparait dès lors comme une grille de lecture pour le film entier. Mais l’idée est déjà exprimée à demi-mot lors de la scène du cimetière apache, quand Personne lance à son idole : « Ah tu sais, ce ne sera pas un exploit facile. […] Tu verras, tu finiras dans les livres d’Histoire » –ce à quoi Beauregard répond « Et pendant qu’ici-bas tu auras le nez dans les bouquins, je serais là-haut moi, parmi les morts ».


En plus d’être un film véritablement historique, puisqu’il a marqué presque officiellement la fin du western italien classique, la force de Mon nom est Personne réside dans le fait que le double hommage n’empêche pas qu’on regarde le film comme un simple divertissement ; il s’apprécie autant chez un cinéphile aguerri qu’une personne cherchant simplement à visionner un film de qualité.


Néanmoins, la plus belle image du film reste pour moi le génial jeu de pistolet chez le barbier: dans la séquence d’ouverture, c’est un pistolet chargé qui est pointé sur le (faux) barbier, tandis que dans la séquence finale, ce n’est qu’un simulacre formé avec les doigts. Cette mise en abyme humoristique encadrant le film est la parfaite représentation du passage de flambeau qui se fait entre le sous-genre du western spaghetti et sa déclinaison comique.

Marraine
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le 17 mars 2016

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