Pour être primé aux Oscars, le contenu compte plus que le contenant. Sous l'ère Trump, présentez un film sur l'homosexualité dans la communauté noire et vous avez toutes les chances de décrocher la timbale : trop tentant d'envoyer ce double uppercut à la face du gros blond échevelé. Mais nous sommes sur SC, pas aux Oscars : mettons donc de côté le courage d'aborder un sujet tabou, et regardons ce qu'il en est du film.
Je vais jouer les Donald et le qualifier de fake. Car Moonlight fait dans l'émotion fabriquée. On montre d'abord un gamin taiseux, farouche comme un animal traqué, homosexuel sans en être pleinement conscient dans une communauté forcément assez peu tendre avec ce type de profil. On est chez Eddy Bellegueule. Ce petit animal traqué, un caïd de la drogue va le prendre sous son aile : le voilà nourri et même hébergé dès le premier soir par ce dur qui cache un coeur d'artichaut, et sa copine bombasse. Un truc qui n'arrive qu'au cinéma, mais passons, l'important est que c'est très émouvant, non ? Le type va même lui apprendre à nager en 10 mn, trop fort.
Chargeons un peu la barque, justement : notre "Little" va avoir une mère droguée et prostituée, qu'il va détester. Et un copain, Kevin, qui le nomme affectueusement nigger (entre Noirs on a le droit) ou black. Il l'incite à se battre pour ne pas rester bouc émissaire. Ce qu'il finira par faire, à coup de chaise sur son harceleur. Qui, lui non plus, ne fait pas dans la finesse : sourire machiavélique, bande à sa botte, QI de bulot. Quand il amène Kevin à frapper son copain c'en est trop : Chiron va péter un câble, ce qui l'enverra en prison.
Entre temps, on aura eu l'expérience sexuelle sur la plage et au clair de lune entre Chiron et Kevin. Que Chiron soit marqué à vie par une séance de touche pipi (car c'est quand même ça), voilà ce que j'aurai bien du mal à croire. Mais c'est tellement beau quand il va lui dire que personne d'autre ne l'a jamais touché depuis ! Pour décrocher l'Oscar, il faut faire pleurer dans les chaumières. Denis Villeneuve s'y astreint consciencieusement, avec succès (mais au dépens de ses films).
Barry Jenkins a retenu la leçon et, là-dessus, ne va pas faire dans la demi-mesure : pour qu'on soit touché à mort par la sensibilité pudique de son Black, il en fait un Musclor archétypal du caïd de quartier : montre en or, chaîne autour du cou, belle bagnole dans laquelle on écoute du rap, et même fausses dents en or. "La totale !", comme le remarque son pote Kevin. Donc, la prison a métamorphosé notre bonhomme au-delà du vraisemblable, nous tenons là un vrai dur (petite scène avec l'un de ses "employés" pour enfoncer le clou). Ce sera d'autant plus émouvant de le voir pleurer face à sa mère qui lui révèle qu'elle l'aime, non ? Franchement, une scène comme ça, faut pas faire, Barry. Même pour avoir un Oscar.
Les deux scènes finales avec Kevin retrouvé sont plus réussies. Si celle au restau est un peu longue, l'ultime chez Kevin fonctionne bien, notamment grâce au jeu de André Holland.
On a parlé de Wong Kar Wai à propos du film de Jenkins. Dans In the Mood for Love, le réalisateur taïwanais jouait sur la retenue tout le long, pour ne faire affleurer l'émotion qu'à la fin du film. C'est semble-t-il ce qu'a tenté Jenkins... mais les ficelles sont ici un peu trop grosses. Pour ne rien arranger, notre réalisateur veut prouver qu'il a du talent, usant de travellings "virtuoses" à la Terrence Malick, d'effets un peu appuyés comme dans la scène dans l'eau. C'est parfois convaincant, comme cette lumière rose qui s'échappe de la chambre de la mère pour exprimer qu'elle se prostitue. Parfois seulement.
Un Oscar bien mérité, en somme. Ce n'est pas un compliment.