On a souvent pu lire et entendre que Mustang (2015) est « solaire », « lumineux ». L’observation est pertinente, mais insuffisante. Il faut encore qualifier les lumières qui se racontent derrière ces adjectifs-paravents, en comprendre le fonctionnement dans l’économie du film, et poursuivre par les problèmes qu’elles permettent de poser. La réalisatrice, Deniz Gamze Ergüven, nous met sur une piste lorsqu’elle explique qu’il lui fallait « apporter une certaine lumière » afin d’éviter le traitement naturaliste d’un sujet qui est, en lui-même, déjà bien assez sombre.(1) En effet, Le travail des lumières empêche la lecture naturaliste de cette histoire de cinq soeurs — Lale (Gunes Nezihe Sensoy), Nur (Doğa Zeynep Doğuşlu), Ece (Elit İşcan), Selma (Tuğba Sunguroğlu), et Sonay (İlayda Akdoğan) — orphelines et solidaires face au patriarcat d’un petit village turc. Ergüven et Alice Winocour (co-scénariste) évitent ainsi l’écueil de la démonstration (de violence, de pathos) et racontent les événements qui arrivent aux corps et aux esprits à travers de multiples variations sur les L/lumières. L/l, L et l, Lumières et lumières, car il y en a au moins deux : celle du soleil qui se diffuse de manière égale dans le monde ; Celles de l’esprit, que de nombreux philosophes répandent en invitant chacun à oser se servir de son entendement, que de nombreux obscurantistes éteignent en s’appuyant sur l’une ou l’autre Lettre ancestrale.


Exil et lumière du soleil : Paradis sur terre


C’est la fin de l’année scolaire. Lale, la benjamine des soeurs, pleure dans les bras de son professeur, une femme nommée Dilek (Bahar Kerimoglu). À la lettre, Lale perd son professeur, et c’est l’entendement qui se sent menacé. Dans ce petit village turc, Dilek était à elle seule une terre pour l’entendement de Lale, ce à quoi elle pouvait arrimer sa puissance de connaître. Au sein de l’économie de L/lumières, Ergüven ouvre le film par l’exil d’une fleur, arrachée au jardin des espoirs, à ces Lumières qui l’aidaient à croitre. En effet, « Dilek » signifie « voeu » en turc, « Lale », tulipe. L’éclipse des Lumières est éclipse du savoir, menace qui pèse sur la possibilité de faire croitre la fleur du savoir et de continuer à se servir de son entendement. C’est un exil immobile, comme lorsqu’il se dit : « Un seul être vous manque et la terre est dépeuplée ». Dans le petit village turc, un professeur quitte le village, et c’est comme si la terre entière chassait l’entendement.


Dans la vacance des Lumières – celles de l’exercice de l’entendement – se présenteront de nouveaux prétendants, d’autres modes d’existence possibles. Le premier prétendant dans la chronologie du film tient à ce par quoi le langage commun remplit d’ordinaire le mot de « vacances », à savoir l’été, et son signe privilégié, la lumière du soleil. « Il y a du soleil, allons marcher », dira l’une des soeurs de Lale, quelques instants après les adieux au professeur. Il s’agit de détourner Lale de ce chagrin qui la fanerait en l’offrant aux lumières du soleil. S’ensuit une série de plans dont l’affect principal serait l’allégresse. Une allégresse qui passe d’abord par le corps : nous voyons de petites manifestations de la joie de vivre, de bouger son corps dans l’espace, de se donner sans compter. Ce faisant, oubliant son chagrin, Lale ne connait plus d’autres noces que celles de la lumière. Elle divertit le chagrin de l’esprit par l’allégresse du corps. La lumière du soleil panse les plaies de son entendement en exil, cet entendement qui vient de perdre sa terre, son professeur.


La caméra, dans son élément, celui de la lumière, participe de ces jeux. Elle enregistre ce qui n’a pas d’épaisseur, pas de masse, est nulle part et partout à la fois. Elle capte ce qui, n’ayant pas vraiment de corps, circule entre les choses. Les êtres et les choses semblent même perdre toute pesanteur, devenir rayonnement : de feuilles d’arbres, de cheveux qui flottent au vent, d’eau qui ruisselle, de pierre qui dort, de visages qui rient. Ouvrir l’iris signifie plus que jamais ouvrir l’oeil sur un monde qui ne cesse de se redéfinir, où toute chose peut se connecter à toute chose. Se lier, se délier, s’unir, se séparer, et recommencer à chaque fois, autrement, et ainsi de suite. Communion de tout avec tout, sans que n’aie jamais le temps de commencer un haut, un bas, une gauche, une droite, quoi que ce soit qui entraîne la vibration des corps lumineux dans une quelconque résistance matérielle. Un curieux paradis sur terre.


Exil et pesanteur de la Lettre : Chute


Ce paradis lumineux va très vite souffrir de la pesanteur de la Lettre des sociétés archaïques. Après quelques jeux innocents dans l’eau, l’extinction de la lumière se présente sous la forme – selon les mots de Lale – « d’habits couleur de merde ». À la différence des multiples variations de couleurs qui se racontaient dans les noces de lumière, la couleur de merde se dit au singulier. Elle se présente comme un refus de participer aux communions anarchiques de la lumière. Le singulier de la « couleur de merde » est le singulier de l’entropie, de la Lettre morte qui ne donne un poids au corps que pour mieux l’assigner à une place déterminée, a priori et de toute éternité, dans une économie de société immuable. En d’autres termes, à l’économie de lumière se substitue l’économie obscure de la Lettre ancestrale, à l’anarchie de la lumière qui conditionne une infinité d’existences possibles se substitue la hiérarchie de la Lettre qui limite et subordonne les existences possibles a priori.


Celle par qui le malheur arrive, celle qui se cache derrière ces habits « couleur de merde », rapporte une mauvaise parole à la grand-mère (Nihal Koldaş) et l’oncle (Erol, Ayberk Pekcan) des soeurs. Face à la colère de leur grand-mère, les jeunes filles se défendent en rappelant le caractère relativement bénin d’un vol de pommes dans un verger. Il ne s’agit jamais que de quelques pommes, prises sur le chemin du retour de l’école, afin de rassasier un corps fatigué par la journée de cours et par les jeux d’eau. L’affaire est toutefois bien plus grave : un péché de chair aurait été commis. Les soeurs, incrédules, ne tardent pas à découvrir ce qu’on leur reproche. Ce qu’elles ne vivaient avec légèreté que comme des jeux d’eau sur les épaules de camarades d’école devient, sous la capture de la mauvaise parole, masturbation contre la nuque des garçons. Plus haut que le scénario de la justice humaine, qui pourrait sanctionner le vol de pomme, se tient l’éternité de la justice divine, qui sanctionne la tentatrice dans la femme, et rabat sa convoitise sur un époux dans le mariage. Bien qu’encore très jeunes, le regard extérieur sur le corps libre des soeurs commence à y voir des femmes à marier ; dans la jeune fille la naissance de la tentatrice, et dans la tentatrice la femme à soumettre sous le nom d’Eve.


Par ce montage du scénario de la pomme volée au scénario de la sexualité, Ergüven rappelle bien à l’Occidental de vieilles histoires de pommes et de tentatrices. Plus précisément, en connectant la culpabilité propre à une histoire de vol de pomme, à une culpabilité fantasmée dans une histoire de sexe improbable, Ergüven ravive le mythe du péché originel compris comme occasion d’établir la culpabilité originelle de la femme. Le jeu de Lale avec les pommes volées — les utiliser afin de s’inventer une poitrine artificielle — contraignait déjà le spectateur à introduire la question de la sexualisation du corps de la femme, et à tenir compte de la tension entre l’innocence du corps qui joue et de la culpabilité de la tentatrice, lorsqu’il se souvient du mythe. Dans l’économie de lumière par laquelle Ergüven raconte les événements qui arrivent aux corps et esprits, la robe couleur de merde signale dès lors l’emprisonnement de la lumière, qui se reflétait sans pesanteur en toutes choses, dans la Lettre ancestrale, en même temps qu’elle ne cesse de raconter la culpabilité originelle de la femme qui ne pourra plus connaître d’autres noces que celles du mariage en régime patriarcal, « si Dieu le veut » (comme les hommes du film le répètent à chaque mariage imposé).


Les différentes traditions religieuses livrent de multiples interprétations du péché originel, et il est certain que le comprendre comme une occasion de marquer toutes les femmes d’une culpabilité originelle fait partie de ses interprétations les moins pertinentes sur le plan théologique, et néanmoins les plus tenaces dans l’imaginaire des occidentaux.(2) C’est dire que sa fausseté — une fausseté construite par le montage dans le film — n’enlève strictement rien à son efficacité. Ce biais culturel chrétien-occidental, pris par un film dont le contenu de représentation véhicule par ailleurs les signes d’une culture islamique, accentue encore l’impression de faux que donne l’union de la pomme comme fruit défendu et de la culpabilité de la femme. Il ne fait pas sens, pour un musulman, que le fruit défendu soit une pomme car celle-ci s’est principalement substituée à l’indéterminé « fruit défendu » du récit de la Genèse dans le monde romano-chrétien(3), ni que la femme aie une quelconque culpabilité originaire à porter sur les épaules.(4) Dès lors, cette procession de faux-raccords — d’un vol de pomme et de jeux d’eau, de ce montage à une quelconque culpabilité qui rappelle dès lors un mythe de l’ancien testament, compris lui-même à partir d’un vague sens commun chrétien-occidental qui lit dans le mythe du péché originel la culpabilité originelle de la femme — indique qu’il ne s’agit pas tant pour Ergüven de se rapporter avec précision à l’une ou l’autre tradition religieuse ou récit biblique, que d’en mobiliser les signes pour un imaginaire vaguement hanté de religions et mythologies, afin de raconter une autre histoire, qui se voudrait Universelle, et dont les traditions et mythes ne sont que les outils de capture.


La procession de faux permet donc d’une part de donner à voir la capture de toute lumière par le regard obscurantiste, d’autre part d’introduire le doute sur sa légitimité en donnant à voir la confusion de réalités sur laquelle cette capture repose. C’est ainsi que, sous le récit mythique qui s’engouffre dans la vacance du savoir, Ergüven donne à voir le désir des hommes qui capturent la lumière par la Lettre. Une Lettre, si l’on s’intéresse à celle du récit de la Genèse, qui racontait déjà combien l’homme se défendait de sa culpabilité devant Dieu en rejetant l’intégralité de la faute sur la femme.(5) La pesanteur du regard masculin, lesté de matière et de désir charnel, corrompt les noces de lumière. Le monde entier s’écrit maintenant à partir du regard du mâle, au regard du mal, de l’homme qui prétend connaître le Bien et le Mal, vit dans un monde qui polarise toujours-déjà a priori le Bien et le Mal, monde qui se voudrait moral. Sous la Lettre, c’est en réalité l’homme qui se protège de ses propres perversions, en les rejetant sur le corps de celle qui doit devenir une « tentatrice » afin d’être soumise comme une « Eve ». Le désir de l’homme devient séduction féminine.


La pomme que ne cesse de voler Lale est le fruit défendu de la connaissance, la pomme de l’arbre de la connaissance. Mais la pomme qui reste en travers de la gorge des Adam archaïques du petit village turc est celle du Mal absolu et des commandements divins. Le premier arbre fut raconté par Spinoza, qui propose une lecture originale du récit d’Adam et Eve à l’occasion d’une correspondance avec Blyenbergh sur le problème du Mal. Celle-ci écarte les notions morales de « Mal » et de « Culpabilité », en ne voyant dans le geste de l’homme et de la femme que les tentatives d’existants qui s’essayent à goûter ce qui n’est pas bon pour eux, et dans l’interdiction divine un simple conseil bienveillant de ne pas manger de ce qui leur nuira.(6) C’est dire qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais en soi (Bien et Mal), mais seulement du bon et du mauvais pour moi. Le second arbre, qui est en réalité le premier, appartient à de nombreuses religions, mais pousse partout où le devoir-être l’emporte sur l’existence. Lale, qui ne goûte que la pomme de l’arbre spinoziste, celui de la connaissance — quitte à se faire mal —, et non pas de l’arbre de Bien et du Mal, ne peut produire qu’une réponse logique à l’hostilité de l’homme moral qui sexualise à outrance le corps et les activités des jeunes filles. À adopter le regard du mâle-mal, qui capture toute lumière dans la pesanteur d’une Lettre éternelle mal entendue, s’assoir sur une chaise devient aussi dégueulasse que se hisser sur les épaules de jeunes garçons, car les jeunes filles y frottent leur trou du cul.


De l’innocence de la caméra-lumière à la pesanteur de la caméra-mâl(e)


Désormais, l’innocence de la caméra et des noces de lumière se lestent également du regard du mâl(e) — ce mâle qui dissimule son propre désir sous la Lettre du mal. S’ensuit une profonde transformation du regard du spectateur. Notre oeil se demande souvent ce que la caméra fait là, à insister sur ces jambes de jeunes femmes. Ergüven souhaitait pourtant, à l’inverse de Brisseau dans Choses secrètes qui, dit-elle, produit un regard intéressé sur le corps des femmes, préserver l’innocence nue de la caméra qui ne regarde pas de manière intéressée le corps des jeunes filles, mais les saisit simplement dans leur lumière.(7) Néanmoins, par l’introduction du regard désirant de l’homme (masculin), nous peinons encore à voir cette lumière qui passe sur cette jambe comme une noce innocente. En effet, nous contemplons ces moments de grâce, lorsque les soeurs se retrouvent dans l’intimité d’une chambre, avec une douce lumière qui passe par la fenêtre et rappelle le temps d’avant la chute, d’avant la capture des corps innocents sous le regard des hommes, tout en sentant l’intrusion du désir de l’oncle, l’envie de saisir, mordre, capturer cette jambe. Pesanteur du désir charnel contre légèreté du rayonnement de l’être.


Ce choc du corps libre et du regard qui assigne atteindra son paroxysme au terme d’une scène extrêmement violente. Pendant un dîner, nous sommes « au plus près » du regard de l’oncle sur l’une des adolescentes. La caméra glisse le long du cou de la jeune femme à partir de la position de l’oncle à table. Nous avons le sentiment que la jeune femme sent notre regard sur son corps, tandis que le son d’une radio ou d’un téléviseur porte la voix qui brime (« La femme doit être ceci, cela, rougir devant l’homme, avoir de la pudeur, se dissimuler », etc.) Le désir malsain de l’oncle — latent pendant le film, nous devinons qu’il commet des actes sexuels sur ses nièces — et les règles de pudeur que devrait s’infliger la femme respectable se contredisent jusqu’à l’absurde. L’adolescente joue alors une dernière fois avec ses cousines, riant et faisant rire : « Sais-tu lire entre les lignes ? », dira-t-elle à la plus jeune. L’oncle, irrité par ce comportement, exclut la nièce de table. Celle-ci se retire avant de se donner la mort.


La confrontation des conventions de la société, vagues échos de Lettres ancestrales, avec l’état de fait du désir masculin peut d’abord provoquer le rire. Rire devant la pesanteur de la matière à défaut de pouvoir encore être corps-rayonnant, corps-lumière. Rire de sentir sur soi la capture d’un corps étranger, lourd, épais, qui raconte des histoires autant qu’il s’en raconte. Les conventions qui encadrent ce qu’il doit en être du comportement des femmes sont subverties par la réalité matérielle qui s’y dissimule, à savoir le désir sexuel de l’homme, de la même manière qu’Adam dissimulait son propre désir aux yeux de Dieu en faisant de la femme une tentatrice. C’est l’insistance de la réalité matérielle sous la Lettre, de la matière que la Lettre voudrait recouvrir et exclure comme un élément étranger, qui provoque le rire. Mais quand le rire ne fonctionne plus, à mesure que se maintient la rigidité d’une Lettre hypocrite, malgré toute les actions du comique visant à en assouplir les raideurs, ne reste plus que la mort comme illustration ultime d’une soumission au regard de celui qui se protège de la vie par la Lettre. Rien ne s’unit mieux à la Lettre que l’inerte, le mort ; rien ne protège mieux l’homme de la vie que la mort. Par un court-circuit terrible, la jeune fille se donne la mort comme elle finit de coïncider avec l’objectivité inerte de la Lettre sous le regard de l’homme. Par la mort, elle est littéralement devenue cette femme-objet, en même temps qu’elle se libère – si âme il y a, de cette vie qui ne pouvait exister là – à tout assujettissement au nom de la Lettre.


Voeux : Progression du savoir dans le monde ; « Oses te servir de ton entendement »


Si les lumières du soleil perdent souvent contre la Lettre archaïque, Ergüven semble nous dire que les Lumières triompheront d’une Lettre devenue obscure.


D’abord grâce à la progression du savoir dans le monde alentour. Lorsque Selma (Tuğba Sunguroğlu), l’une des cinq soeurs, consomme avec son époux le mariage (forcé et malheureux), elle ne saigne pas. Or, les parents du jeune homme exigent de voir le sang de la vierge sur le drap, comme le veut la tradition. Comme Selma n’a pas saigné, ils craignent qu’elle ne fut plus vierge lorsqu’elle s’est donnée à leur fils. Ils se rendent donc à l’hôpital afin d’obtenir une preuve de virginité, la présence d’un hymen non déchiré. Au sein d’un processus globalement dégradant, qui fait douter de la parole de la femme, et la contraint à avouer par le corps ce qu’elle ne voudrait avouer par l’esprit (se frotter le sexe sur la nuque des garçons, ne plus être vierge au moment du mariage, autant de moyens de mettre la main sur l’esprit de la femme en faisant de son corps un lieu impur et immaîtrisé), Ergüven laisse apparaître ce que le langage commun appelle « lueur d’espoir », c’est-à-dire une lueur de savoir, un retour possible des Lumières, au sein des archaïsmes les plus éculés.


Lors de l’examen, Selma répond au gynécologue, frondeuse : « J’ai fait l’amour avec le monde entier ». Au sein de l’économie de lumière qui présidait à l’ouverture du film, les noces de lumière nous racontaient bien cette histoire : union innocente de tous les corps dans la lumière et sous l’objectif de la caméra. Le gynécologue comprend évidemment la proposition avec tout le matérialisme de la science, et répond qu’elle ne peut avoir couché avec le monde entier, sans quoi son hymen, bien présent, ne serait plus là. Sous la robe de mariée de Selma se diffuse la lumière de l’outil utilisé par le gynécologue afin de vérifier la présence de l’hymen. Lumières de savant. C’est dire que, malgré la vilénie de l’ensemble du processus, Ergüven récapitule avec espoir — le voeu Dilek — le trajet de tout le film : Vacance des Lumières (Selma sur la table du gynécologue, contrainte d’avouer par le corps ce qu’elle ne voudrait avouer par l’esprit), communion de tous les corps dans la lumière du soleil (la parole de Selma qui raconte : « J’ai fait l’amour avec le monde entier »), retour des Lumières (la lumière-outil du savant comme signe des Lumières du savoir).


Ensuite, plus encore que par la progression du savoir dans le monde, c’est par la petite Lumière de l’entendement que l’on porte en soi, et qu’il tient à chacun d’oser faire fonctionner, qu’Ergüven nous montre l’espoir d’une victoire des Lumières. Lale, la plus jeune des soeurs, celle qui pleure le départ du professeur, ne cessera de mobiliser son entendement afin de se battre contre une situation insensée. C’est elle qui donne une leçon de logique lorsqu’elle menace de brûler les chaises touchées par leur trou du cul, qui ruse pour aller voir un match de football, qui lit discrètement ce que cache ce livre sur la sexualité que les tuteurs donnent aux jeunes mariées, qui fait le tour de la maison devenue prison afin de trouver des lignes de fuite, qui se débrouillera pour apprendre la conduite automobile afin de se donner les moyens de commencer une fuite vers Istanbul, qui repèrera lors d’une sortie avec l’oncle le prix des billets de bus pour Istanbul, qui repèrera la petite boite dans laquelle la grand-mère cache ses économies, qui emportera juste assez d’argent pour payer le prix du billet de bus. C’est elle, encore, qui retourne le dispositif d’enfermement construit autour de la maison, devenue prison, élaboré par la grand-mère et l’oncle afin de tenir les soeurs à résidence jusqu’au mariage, contre ceux-ci en renversant la logique de l’enfermement : les « enfermer à l’extérieur ». C’est elle, enfin, qui nous montre ce beau rire que peut provoquer le passage à une nouvelle puissance d’exister, lorsqu’elle apprend à conduire un véhicule avec Yasin (Burak Yiğit), le seul homme bienveillant du film.(8)Si les autres soeurs sont des êtres de lumière, qui s’abandonneraient bien volontiers aux noces innocentes des corps pendant les vacances, Lale est l’être des L/lumières, qui ne peut s’empêcher aussi d’utiliser son entendement — cette petite Lumière que chacun porte en soi — afin de comprendre et agir sur le monde qui l’entoure.


Forte de ce savoir porteur de luttes, elle parviendra à fuir afin de rejoindre le professeur Dilek à Istanbul. Lors de l’arrivée en ville, la lumière de l’aube habille d’une même couleur Istanbul et le visage endormi de Lale. Une série de souvenirs se pressent au-devant du rêve de Lale : des moments de lumière partagés avec les soeurs, des sourires, des cheveux, la joie d’exister. Lale ouvre alors les yeux sur Istanbul, et se produit enfin le vrai raccord. Pour la première fois, la petite lumière de Lale, en exil depuis le départ du professeur Dilek, retrouve une terre qui lui permettra probablement (Dilek n’est qu’un voeu) de s’exprimer dans la joie et non de se faner dans la lutte. Par ces variations de L/lumières, Ergüven aura raconté avec beaucoup d’intelligence et de tendresse les aventures de l’esprit et du corps de celles qui doivent devenir femmes — avec leurs légèretés solaires, leurs captures et assassinats par la Lettre pesante, leurs férocités dans la lutte, leurs joies de passer à de nouvelles puissances d’exister.(9)


Sébastien Barbion


Publié, avec images et notes de bas de page, sous le titre : "Mustang : Aventures de L/lumières" sur Le Rayon Vert Cinéma, mai 2016.

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le 26 mai 2016

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