Je ne connais pas de film mieux écrit que Naked, de film plus dur, plus cynique, mais aussi plus drôle et plus tendre. Je ne parlerai même pas de la photographie (Dick Pope <3) et du jeu d'acteurs. Avec Naked, presque tout se joue au niveau des dialogues. Et des situations. C'est presque du théâtre filmé, sans être chiant. C'est passionnant, puisque ça parle de l'humain et de ce qu'il y a de désespérant à appartenir à cette espèce.
La première fois que j'ai vu Naked, j'avais 18 ans, je l'ai regardé aussitôt une seconde fois. Déjà parce que les dialogues (ou plutôt monologues) sont si riches et subtils que je voulais m'assurer d'avoir tout compris. Ensuite parce que je voulais recréer l'émotion, celle que chaque film de Mike Leigh - ou presque - me laisse lorsque je m'abandonne à son humanisme, à son regard si aimant sur le genre humain, sur les gens qui ne sont rien, qui n'intéressent personne, les paumés (Naked), les alcooliques (Another year), les ados anorexiques-boulimiques (Life is sweet), les orphelins (Secrets and lies), les gros chauffeurs de taxi dépressifs (All or nothing). Pas étonnant que le film de Leigh le moins touchant à mes yeux soit Be happy, Poppy est trop... jeune, belle et idéaliste.
Mike Leigh reste assez méconnu en France. Si vous parlez de cinéma social anglais on vous citera aisément Ken Loach et certains cinéphiles oseront même comparer Leigh et Loach. Rien à voir. Loach fait de la politique. Leigh du social. Je ne connais chez Loach de plan égalant celui qui clôture Another year. Je ne connais pas de plus beau dernier plan, à vrai dire (à part peut-être celui de Magnolia). Ce seul plan sur le visage misérable de Mary fait de Mike Leigh l'un des réalisateurs - et probablement homme - les plus généreux du cinéma, les plus empathiques.
Quand on pense que dans son pays, la Grande-Bretagne, Mike Leigh est considéré comme étant arrogant et - pire - méprisant des gens. Mais quel défaut de jugement! Et surtout quelle injustice.
Méprisant le monologue de Maurice à la fin de Secrets and lies ? Il est un hymne à l'amour, à la tolérance, à ce que les grecs nommaient l'agapè, le plus pur des amours.
Anyway... revenons à Naked.
Le film ne raconte pas grand chose si ce n'est la fuite de Johnny, jeune homme d'une trentaine d'années, de Manchester à Londres, suite à ce qui ressemble à un viol commis sur une prostituée. Oui, Johnny est un connard, il est cynique et méchant, il fait du mal à toutes les femmes qu'il croise, mais putain qu'est-ce qu'il est drôle - et réaliste. Ce n'est pas tellement d'un point de vue sensible qu'il touche que d'un point de vue intellectuel. Il dit les choses avec franchise, sans aucune censure, de la manière la plus élégante, ironique et perspicace possible. Il sait qu'on ne peut rien attendre de bon des relations humaines (tout le film prouve pourtant l'inverse), il hait les autres pour leur bêtise, leur médiocrité, leur manque d'originalité, leur inconscience de l'absurdité de l'existence.
C'est ça, Johnny c'est l'homme absurde de Camus. Pas étonnant qu'il file, à la fin du film comme il filait au début de celui-ci, dans un long travelling, portant non pas son rocher mais sa jambe cassée. Et toute l'humanité brisée.
C'est ça, Naked, et c'est ça Mike Leigh, l'hommage aux gens fucked up, leur droit à l'image.
Je me répète, mais je ne connais pas de cinéaste qui aime autant le genre humain. C'est suffisamment touchant pour que je le dise une deuxième fois. Parce que les gens fucked up ont eu de belles heures au cinéma, mais ils n'étaient jamais vraiment représentés tels qu'ils sont "dans la vraie vie", toujours on exagère et embellit leur style, leur tenue, leur coiffure, leur culture, leur vocabulaire. On leur invente des talents, des possibilités d'avenir. Ils sont paumés ouais mais pas si nazes que ça, regardez lui par exemple il résout des équations de maths à Harvard, il n'est pas juste "technicien de surface".
Chez Mike Leigh, on est triste, on est laid (souvent) ou enlaidi par l'alcool, la mal bouffe, on est trop gros ou trop maigre, on est pas très riche, on torche le cul des vieux ou on garde de nuit des bureaux vide avec une "nonne dadaïste" en guise de compagnie.
Mais il nous reste l'humour. Le rire du désespoir.
Et l'amour.
[Bon je suis consciente d'avoir au final peu parlé de Naked, je voulais surtout dire mon amour pour Mike Leigh, mais si vous êtes arrivé.e.s jusqu'ici et que vous êtes cynique tout en étant drôle, dur tout en sachant être tendre, empathique, regardez Naked, c'est l'un des plus beaux films jamais réalisés].