Verbaliser, c’est guérir. Parler, partager un sentiment ou une émotion, c’est favoriser la cohérence avec soi-même et envers les autres, c’est tenter de déjouer le refoulement et le syndrome dépressif qui peut en résulter. Lorsque Frank Beauvais y goûte, après une rupture amoureuse, la parole est tout sauf libre et les mots ont bien du mal à sortir : il se réfugie dans un petit village d’Alsace, dans la consommation boulimique de films, dans un repli sur soi aux allures de petite mort. L’idée d’utiliser l’écriture comme moyen cathartique est envisageable, mais notre homme ne s’y sent pas à l’aise et n’aime guère les journaux intimes : écrire, c’est transformer le papier en marbre, la douleur en quelque chose d’immuable. Il opte alors pour le cinéma, ce médium qui permet aux maux de se glisser pudiquement dans les images et de s’envoler le long d’un récit...


Si le cinéma est envisagé “comme un rempart esthétique contre la laideur du monde”, c’est dans l’élaboration du film que se loge le processus de guérison*. Ne croyez surtout pas que je hurle*, évidemment, n’est pas un documentaire banal, puisqu’il est composé uniquement d’extraits de film et d’une voix-off dénuée d’affect. C’est le principe du “mashup” que le cinéaste se réapproprie, pour pouvoir ‘recoller” les morceaux de sa vie, pour se construire en même temps que son œuvre. Conçu pour répondre à un besoin éminemment personnel, le film se veut universel, de par ses thématiques bien sûr, mais surtout grâce à un langage des plus poétiques. La grande réussite de Frank Beauvais, en effet, est d’avoir su éviter le piège d’une narration purement explicative ou figurative (la vidéo venant simplement illustrer le propos) pour tendre vers quelque chose de beaucoup plus sensorielle, poétique, et donc moins artificielle : les sons et les images ont leurs propres dialogues, la narration à ses propres rîmes, et le film a sa propre vie. Une fois passé les premières minutes, on ne cherche plus à mettre des titres de film sur les extraits, on est pris par la magie de l’exercice, on s’imagine traverser la campagne alsacienne, on croit s’immiscer dans la demeure familiale, on pense percevoir les émotions d’un auteur ainsi que ses souvenirs.


Beauvais le dira lui-même : le cinéma devient “un miroir et non fenêtre”. Ne croyez surtout pas que je hurle fait donc moins office d’échappatoire que d’objet réfléchissant les non-dits, les remords comme les rancœurs. Pour faire la paix avec ses souvenirs, Beauvais utilise ceux du cinéma pour trouver de la force, une certaine réassurance. Il remonte ainsi quelques années plus tôt, aux retrouvailles forcées avec son père qu’il avait ignoré, et qui vient habiter chez lui le temps de mourir en redécouvrant un vieux film de son enfance, Le ciel est à vous de Jean Grémillon. Le moment communal, qui transite à travers l’écran, anticipe dramatiquement la fin précipitée du père, sa présence fantomatique qui s’accroche dès lors au fauteuil en forme de cercueil dans lequel continuera de siéger le fils jusqu’au bout des visionnages dont on voit aujourd’hui la mise en film. Seulement, en mettant d’une certaine façon en scène sa confrontation paternelle, un point de bascule s’opère : Beauvais n’est plus seulement narrateur, il est acteur, personnage du récit. Un détail qui est loin d’être anodin pour celui qui aime tant dans le cinéma sa capacité à créer “des personnages de fiction qui retombent sur leurs pieds”. Notre homme dès lors n’a plus qu’à se laisser bercer par les images, les émotions, en attendant d’en trouver une qui vienne apaiser son réel ; et nous, avec lui.


Penser le réel pour mieux le panser, voilà ce qui motive son élan introspectif, sa volonté farouche de recréer de toutes pièces (cinématographiques) un quotidien qui l’empoisonne depuis trop longtemps. Maintenant avec habileté la délicate cohérence du récit, il fait apparaître sur l’écran son propre ressenti du monde dans lequel il vit : l’Alsace nous apparaît comme un microcosme fané et décrépit (les plans sur les abattoirs sont particulièrement éloquents), gardant ses distances avec un monde extérieur dont la vision est souvent tronquée par la lorgnette déformante des médias. Ces derniers sont d’ailleurs allègrement fustigés, considérés comme étant une machine à créer du sensationnalisme ou une “fabrique de martyrs” (le traitement médiatique des attentats terroristes, du drame des réfugiés, etc.). Quant à la société française dans son ensemble, ce sont ses travers et dérives qui retiennent avant tout l’attention (chauvinisme, conformisme bourgeois, etc.).


Pourtant, même si la colère de l’auteur est perceptible, Ne croyez surtout pas que je hurle se veut constructif, réparateur. Le ton froid du soliloque impose une vraie distance avec les images, avec ce réel douloureux, favorisant la réflexivité : il s’agit moins de cracher sa haine du monde que d’interroger notre rapport à celui-ci. On remarquera, comme la voix-off nous le confie, que les films choisis (films soviétiques, cinéma d’Europe de l’est...) questionnent la place des protagonistes au sein de la société. À travers le cinéma, Beauvais se donne les moyens de “retomber sur ses pieds”, de se raccrocher au réel plutôt que de le fuir.


Au début du récit, Beauvais reconnaît avoir sombré “dans les films des autres”. Pourtant, c’est bien le sien que nous voyons, celui qui témoigne de sa propre reconstruction émotive. On la sent poindre progressivement, lorsqu’un concert en plein en air le met en harmonie avec sa mère et les habitants, lorsqu’un film lui permet de réunir ses amis, ou lorsque les paroles d’une chanson ressuscitent en lui la notion de plaisir. Notre homme n’est pas encore mort, le bouillonnement culturel l’anime et le pousse sur les chemins de la vie. Une guérison qu’il exprime avec élégance à travers le lent désencombrement de son logement : laisser partir ces nombreux objets, ces maux encombrants, pour gagner en légèreté, en sérénité.

Procol-Harum
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le 26 févr. 2022

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