Avec son Houellebecq en roue libre sur des chemins non-balisés d'une vie sans saveur, le film de Gustave Kervern et Benoît Delépine étonne, détone et laisse des traces. L'enfer, c'est les autres mais aussi soi-même.


Être con, c'est un peu comme avoir la carte illimité qui permet de ne pas se rendre compte de la vacuité de sa vie. Le talent immense des cons va de pair avec cet objet dont ils exigent peu, presque inutile, qui encombre leur boite crânienne.


Ah... je suis à deux doigts de les envier. C'est vrai, il faut reconnaître qu'ils ont pour eux de former une grande communauté unie et solidaire, ce qui leur permet de ne jamais se sentir perdu, ou plus exactement, de feindre tous ensemble qu'ils ne le sont pas. Si l'union fait la force, elle exhale aussi parfois la défaite, la capitulation, l'échec, la débandade. Oui, tout cela en même temps.


La séance d'Equalizer, avec Denzel Washington, jeudi soir dernier, dans un multiplexe parisien, m'a donné une photographie effrayante de l'espèce humaine en pleine montée de connerie. Les rires qui n'avaient pas lieu d'être étaient aussi gras que les bourrelets, les commentaires aussi abyssaux dans leur bêtise que la profondeur des cornets de popcorn dont ils s'empiffraient... pour résumer, je me sentais comme dans une jungle : très seul au milieu de cris étranges, incompréhensibles, quasi simiesques.


Comme il doit être confortable d'appartenir à l'une de ces communautés de cons, pensais-je... C'est vrai : la vie y est tellement simple. Ne jamais avoir à s'excuser, manger de la merde transgénique, ne pas réfléchir, vivre comme dans son salon, commenter chaque réplique dans un mauvais français et au passage emmerder le monde, les pieds sur la table (enfin, sur le dossier du fauteuil de devant), sans manière, une sorte de Club Med urbain dégueulasse, le bonheur c'est si je veux moi, et le tien je l'emmerde.
Oh je sais que ce que je raconte ne fera pas de moi un Nobel.
De plus, j'enfonce des portes ouvertes.


Mais dans un sens, je le fais par peur qu'elles se referment définitivement sur notre société dite évoluée -j'ai cette maigre prétention de penser parfois que ce que j'écris résonnera dans les esprits un peu trop indulgents envers elle.


D'intelligence, le film de Gustave Kervern et Benoit Délépine, Near Death Experience, en est largement pourvu. Pour l'anecdote, je me trouvais à mille lieux de l'UGC Bercy, on était dimanche soir, c'était dans un petit cinéma de Basse-Normandie à l'atmosphère ouatée très ciné-club, intimiste, dix spectateurs à tout casser, 4 euros la place, pas de machine à pop-corn mais une publicité pour le boulanger du coin, une autre pour le festival local et basta, le film commence, on entendait la pluie grésiller sur le toit et une mouche voler dans la salle. Enfin tranquille.


L'histoire : Paul, un père de famille cinquantenaire et éteint, quitte sans rien dire sa femme et ses deux enfants pour fuir à vélo dans les collines du sud de la France, avec éventuellement en tête l'idée d'en finir de sa vie rétrécie. Passé la délectation de voir les maigres membres de Michel Houellebecq dépasser d'une tenue de cycliste – un Goncourt flanqué d'un maillot Bic, pas mal - l'introspection commence.


Parcimonieusement, puis de plus en plus régulière et présente à mesure qu'il explore les affres de son existence, la voix off du personnage, de son phrasé sifflant, zozotant, nous emmène dans les replis de sa vie pas très remplie, sinon par l'absence : absence de lui même au monde qui l'entoure, ses collègues, sa famille, jusqu'à celle de son propre corps.


L'omniprésence de la nature, filmé successivement en plan large, puis en détails, se réfère directement au cinéma métaphysique de Terrence Malick, et c'est là l'une des qualités -et pas des moindres- que l'on peut conférer à ce film, dont on dit déjà certainement de manière un peu trop réductrice qu'il est un ofni. Pas vraiment. Au contraire, même.


Near Death Experience est un film des plus terriens, stricto sensu, qui aurait pu tout aussi bien s’appeler Demande à la Poussière. Une poussière où l'on pose ses billes pour tenter tant bien que mal de les faire rouler, en rapport à cette scène surréaliste dans laquelle Paul et un type venu de nulle part joue aux petits cyclistes dans les dunes, négatif parfait de la scène d'ouverture de 2001, où l'os lancé en l'air par l'homme des cavernes de Kubrick est remplacé par des figurines en maillot jaune que l'on fait avancer d'une pichenette.


On pourrait aussi, sans trop la dévoiler, dire de la construction du film et de son générique "inversé" qu'elle appuie le propos d'une manière extrêmement fine. Davantage que cela : brillante. Car simple et évidente. Dans quelle direction va la vie ? Où s'arrêtera t-elle? A t-elle vraiment commencé ? A chacun de chercher – et de répondre. Car, aussi curieux que cela puisse paraître, Near Death Experience, avec son anti-héros tendance déjà mort, est loin d'être un film triste ou nihiliste. Au contraire, on en ressort nettoyé. Décrassé.


Evidemment, les spectateurs d'Equalizer (assez bon film d'action, soit-dit en passant) n'y trouveront pas leur compte, ce serait trop leur demander. Faut-il leur en vouloir pour autant ? Non, bien sûr, il me reste un peu d'empathie en rayon. Et puis ils sont dans une certaine mesure, aussi seuls avec leur connerie que l'étaient l'homme des cavernes avec son os et Paul avec sa vie en open-space, ses démons et son ange gardien. Pourtant, j'ai quand même envie de leur en vouloir. Ne serait-ce qu'un peu. De résister à l'empathie. De ne pas les excuser. Ne serait-ce que pour une certaine idée que je me fais encore de l'humain -peut-être à tort. Car quand bien même il nous en coûte une dose de solitude, il faut savoir rester exigeant.

VincentGiudicel
8
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le 1 nov. 2017

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