« I Want to wake up in a city that doesn’t sleep. »

C’est peut-être cette passion pour la nuit qui le caractérise le mieux… Nuits new-yorkaises, ville insomniaque et jusqu’au-boutiste, à l’image de ses personnages. Du Travis Bickle paranoïaque dans Taxi Driver, au Nicolas Cage d’À tombeau ouvert, les malades et autres dégénérés hantent souvent, lors d’un crépuscule urbain, les trottoirs sales d’une ville - cimetière.

Mais ces nuits, si communes soient-elles, proposent de nombreux visages : nocturne cauchemardesque, tueries rougeâtres dans Mean Streets, ou bien soirée de gala dans New York, New York - manière pour lui d’esquisser un vif sourire entre deux spasmes meurtriers. Car oui, délaissant un instant les mémoires criminelles - souvent tirées de son enfance - Scorsese s’attelle ici à capturer l’essence d’un mythe : le mythe esthétique, d’une part, d’une ville aux mille néons où régneraient l’extase et la volupté, et d’autre part, le mythe historique, témoin d’un certain monde d’après 1945, dans lequel les palettes dégringolent sur les croix gammées. Ainsi, le film ne se souhaitera guère encyclopédie hautaine, mais spectateur régalé d’une histoire : celle du Jazz, des big bands version Ellington, aux prémices du Be-bop des sous-terrains d’Harlem.

« Top of the list, king of the hill, a number one. »

Jimmy Doyle (Robert De Niro), saxophoniste ténor à la réputation versatile, est l’unique témoin de la légende. Aux traits souvent caricaturaux, l’homme erre en quête de succès, d’accord parfait - argent, femme, musique (l’ordre est interchangeable.) - tout en tâchant d’une façon aussi comique qu’arrogante, de posséder les notes de son harmonie rêvée. Francine Evans (Liza Minnelli) en est la première : chanteuse téméraire mais néanmoins indécise, elle est la seconde face du De Niro sanguin, celle qui en un instant rassure ou trahit. Une lente symbiose musicale étrangle doucement le couple saxophone/chant, ponctué par quelques cris diminués - en atteste les nombreuses querelles conjugales, parallèlement à la réussite, relative pour l’un, grandiloquente pour l’autre… Dès lors, ces multiples interludes musicaux permettront à Scorsese de dresser l’esquisse d’une société américaine miniaturisée dans une formation d’instrumentistes. Ségrégation raciale, enjeux de pouvoirs, conflits ethniques ; le jazz est ici l’écosystème unique où se confondent dangers et euphories swingées. Le De Niro de New York, New York sera certes moins raciste que l’archétype scorsesien auquel il était habitué jusqu’alors, mais la frontière ethnique et culturelle impose toutefois ses règles : certains clubs seront ainsi réservés aux Afro-américains, tandis que le big band dirigé par l’acteur se voudra inconsciemment d’une blancheur épurée.

« I’m leavin’ today, I wan’t to be part of it. »

New York, New York, sera, en somme, le récit illusoire d’une certaine idée de la ville. Ville où les ruelles sombres prennent subitement une couleur barba à papa, ville dans laquelle les Music Hall remplacent les cinémas pornos, ville traitée comme une gigantesque scène propre à la comédie musicale - en atteste les références multiples à certain grands noms du genre, Singin’ in the rain en particulier. Mais Jimmy Doyle sera lui-même, par instants, le protagoniste de l’idée, le soliste miraculé de sa propre histoire : il reprend, le temps d’une tournée dans l’Ouest américain, le rôle de Tony Curtis dans Some Like It Hot. Néanmoins, spectateur de son échec, De Niro retombe finalement dans les travers scorsesiens, car il observe en silence la gloire venue de sa chère - durant la fabuleuse séquence de mise en abîme, façon comédie musicale à la Kelly -, et se remémore le rêve éveillé des deux premières heures, tandis qu’on lui annonce la grossesse de Francine. C’est donc la fin d’une ère, et le retour à l’évidence : il n’est que le spectateur, dessiné par Scorsese, d’une mégalopole fantasmée… Au dilemme final entre l’exit vers l’errance, et la prison dorée du Music Hall, s’ajoute alors l’ambition future de Scorsese, après avoir tracé l’histoire du Jazz, ayant narré la fiction new-yorkaise, de passer à plus grand encore : le mythe américain.

Gori14
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le 26 oct. 2023

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Thomas Drappier

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