"Est-il plus grande richesse que le suicide que chacun porte en soi ?" Emil-Michel Cioran, Précis de décomposition


Audacieux. S'il fallait un terme pour résumer Tsukamoto Shinya et son œuvre, ce serait sans doute celui-ci. Versant sans compromis dans l’expérimental, broyant l'image et le son jusqu'aux frontières du tolérable, défiant le bon goût et la morale, il n’est pas artiste à laisser indifférent. En comparaison, son Nightmare Detective, avec son scénario qu’on croirait tout droit sorti d’un shôjo manga d’horreur, paraît bien timide. Que nenni : il est un canevas que Tsukamoto marque profondément de son empreinte, et le terreau d’un nihilisme redoutable.


Corpus morbidus


Il n’est pas besoin d’attendre que tous les éléments soient mis en place pour sentir le poing du réalisateur nous cueillir de plein fouet au creux de l’estomac. C’est qu’avant d’être intellectuelle, l’œuvre est physique, violente. De Tetsuo à Kotoko en passant par Bullet Ballet, Tsukamoto a toujours su, avec talent, utiliser le son et l’image pour brutaliser son spectateur. Ici, il les dompte pour donner vie à l’horreur, pour lui conférer un corps et une énergie destructrice à travers une caméra subjective parfaitement maîtrisée. C’est que l’adoption du point de vue d’un personnage, en particulier s’agissant d’un agresseur, est un exercice délicat, rarement récompensé. On recherche l’immersion, mais une maladresse et c’est au contraire la distanciation, le désengagement du spectateur que l’on risque.


Tsukamoto, en choisissant de donner la part large, dans les scènes de meurtre, au regard de la présence invisible dont il ne saurait saisir la rage autrement, réussit cependant un tour de force. C’est qu’on n’a plus simplement le sentiment de voir à travers la bête, la nervosité qui imprègne ces scènes est telle qu’elle vient s’écraser frontalement contre nos consciences : la caméra est forcenée, la caméra est la bête. Là où, dans le futile souci peut-être de préserver la tension, d’autres se seraient attardés sur l’approche du mal ou l’observation prédatrice, la posture de Tsukamoto s’apparente à une décharge électrique. C’est ainsi qu’en quelques mouvements de caméras faussement chaotiques, accompagnés de crissement de griffes à faire grincer des dents, il donne à son monstre infiniment plus de présence physique que s’il avait été perceptible par l’œil.


La créature hantant les cauchemars des victimes n'est pour autant pas la seule à être habilement caractérisée. On note chez ses personnages, tout particulièrement chez Keiko et Kyouchi, une artificielle impeccable, dans leur jeu et leur posture. Pourtant, loin de donner un sentiment de fausseté, cet attitude au contraire les stylise, de sorte qu'ils semblent se parer des atours de la bande dessinée. Cela est par ailleurs renforcé par leur style vestimentaire qui ne laisse rien au hasard : le tailleur redoutablement ajusté de Keiko, le long manteau vibrant de mystère de Kyouchi. Efficacité et inadaptation. En résulte l'irrépressible sentiment de se retrouver face à une adaptation de visual novel, qu'on aurait envie de ranger aux cotes de The Crow or The Spirit. Cette ambiance s'accorde à merveille avec les thèmes fantastiques de l'œuvre et les baigne d'un dynamisme exemplaire.


Bien que d’apparition plus tardive, il ne faudrait pas négliger le personnage qu'incarne Tsukamoto Shinya lui-même, et qui cristallise à la perfection le malaise inhérent au film. Que ce soit dans Ichi the Killer ou Kotoko, une sorte de dérèglement dans son regard, dans sa posture a toujours imprégné ses scènes d'un sentiment délétère. Cependant, alors qu'il étire ici son corps dans des postures absurdes évoquant le rapace, il semble atteindre une quintessence du malsain, comme si une énergie morbide suintait de tous ses pores, collait à l’image pour souiller les yeux et le cœur du spectateur. Nul besoin de s’attarder à le présenter comme un esprit dérangé tant son corps en entier hurle son aliénation. Comme si cela ne suffisait pas, sa voix se fait ici le vecteur du pire des poisons, le révélateur de ce que chacun porte en son subconscient : l'instinct de mort.


Mens morbida (quelques spoilers)


On le comprend bien vite : la capacité destructrice de son personnage n'existe que par le truchement de la victime elle-même. Esprit malin incitant au suicide, il n'a de meilleur allié que la vanité de l'existence elle-même. La malédiction qu’il profère consiste simplement à pointer du doigt ce que l'âme humaine n'a d'autre choix que de perpétuellement refouler pour ne pas s'anéantir. Mise face à l’absence de sens, à l’absurdité de la vie, la victime laisse alors éclore la fleur empoisonnée dont la graine avait si longtemps germé en silence, comme on réveillerait par un stimuli les effets d’une vieille hypnotisation, comme on retirerait la goupille d’une grenade pour la faire exploser. Comment résister, en effet, à rhétorique si farouche, quand ni les certitudes du cœur, ni la logique de l’esprit n’ont d’argument valable à opposer ?


Ce suicide que chacun porte en soi est d’autant plus destructeur qu’il est insoupçonné. A ceux qui avaient su suffisamment se distraire du gouffre tapi au fond de leur homme, il vient les faucher avec une violence inouïe à laquelle rien ne les avait préparés, arrachant au détective Wakamiya l’aveu le plus déchirant et néanmoins le plus sincère qu’une âme humaine puisse formuler : "Je ne savais pas que je voulais me tuer". Pourtant, le suicide était bien là, depuis le début, pareil au mécanisme d’autodestruction que l’on rêve d’implanter dans les intelligences artificielles que l’on aura peur de ne plus contrôler un jour. Peut-être est-ce parce que le virus de la mort est un ingrédient indispensable à la vie, et que toute création doit déjà comporter en elle le bourgeon de sa propre destruction.


En revanche, pour nos héros, c’est bien au contraire la haine de soi qui érige un rempart entre eux et la volonté de mort, parce qu’à vivre avec elle avec chaque battement de cœur, ils ont su l’apprivoiser. Habités d’une pulsion masochiste qui les a dotés du pouvoir de contrôler leur propre douleur – on retrouve au passage le même fantasme de strangulation que dans Vital – ils apparaissent bénis par la mort, ses enfants bâtards anoblis dans le péché et le désespoir. A chacun de leurs pas, on croirait entendre retentir la voix de Ron Perlman dans le magnifique Before I Disappear : "Death isn't just a destination for you. It's a part of you. It lives in you. It's woven into the fabric of your soul. There's nothing you can do but embrace the fact that every day of your life ought to be your last."


C’est pourtant précisément la volonté d’auto-anéantissement qui les ravage qui permet à Nightmare Detective d’échapper à la facilité du nihilisme pur, parce qu’elle révèle aussi sa dimension salvatrice, cette véritable "richesse du suicide que chaque porte en soi". Ainsi, parce que, depuis de longues années, Keiko et Kyouchi ont non seulement porté le suicide en eux comme germe, comme potentialité, mais qu’ils en ont aussi embrassé pleinement l’idée brûlante, il y ont trouvé un salut pour la vie, illustrant les propos de Cioran dans Syllogismes de l’amertume : "Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera. Sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours." A cela, le personnage de Tsukamoto Shinya pourrait répondre par une autre citation du même auteur, cette fois dans La chute dans le temps : "Celui qui se tue prouve qu’il aurait aussi bien pu tuer, qu’il ressentait même cette impulsion, mais qu’il l’a dirigée contre lui-même." Après tout, le film ne fait guère qu’en proposer une illustration littérale…


Alors quoi ? Tirer sur la goupille ? Accepter déjà la mort, face au poids écrasant des angoisses existentielles, face à la morsure indélébile du regret et de la culpabilité ? Avant que de céder au désespoir, et à l’accès trop brutal qui faucherait d’un coup toutes les objections du cœur et du corps, il serait bon de se rappeler :


"Ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard." Emil-Michel Cioran, De l’inconvénient d’être né


Autant s’entêter jusqu’au bout.

Shania_Wolf
9
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le 1 avr. 2017

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Lila Gaius

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