Ce que l'on retient, essentiellement, du film des Coen, plus encore des années après sa sortie (et alors même qu'il présente bien d'autres intérêts) se limite au personnage effectivement sidérant d'Anton Chiguhr.


Tout, dans le traitement des frères Coen ou dans l'extraordinaire interprétation de Javier Bardem, échappe aux repères habituels : la silhouette massive, le regard mono expressif et glacial, la voix monocorde et glaçante, la pièce de monnaie qui arrête le destin, le pistolet d'abattage associé à une bouteille d'air comprimé, et surtout l'incroyable coiffure de playmobil. Chiguhr se situe bien au-delà de tous les tueurs à gages, même les plus terrifiants, du cinéma, hors du champ des psychopathes et des serial killers, même les plus atroces. S'il fallait absolument lui trouver des parentés, il faudrait regarder du côté des mythes - incarnés par le personnage de la mort dans le Septième sceau de Bergman (avec elle le destin se joue sur une partie prolongée d'échecs, avec Chiguhr et sa pièce, à pile ou face) mais aussi de la créature de Frankenstein - qui échappe à son créateur tout comme Chiguhr élimine sans états d'âme et sans aucune difficulté tous ses commanditaires au point de devenir absolument immortel même après avoir été percuté de plein fouet par une voiture.Mais le parcours de Chiguhr n'a rien à voir avec la religion, ni avec un quelconque mysticisme.


Les difficultés d'appréciation du film, chez ceux qui l'encensent comme chez ceux qui restent un peu perplexes tiennent en partie à cette appréhension du personnage : création inédite, époustouflante, assurant à elle seule l'appréhension et l'intérêt de l'histoire, ou création inédite, au coeur d'un ensemble décousu dont les finalités apparaissent mal ?


La réponse est sans doute plus complexe. A première vision, le film s'inscrit parfaitement dans la manière de faire, de "raconter" des Coen, de leur refus, de leur indifférence plutôt à toute narration linéaire avec début, enchaînement cohérent d'événements et fin qui referme l'ensemble : le héros meurt bien avant la fin de l'histoire, sans même qu'on en soit clairement informé, le personnage du tueur professionnel (interprété en outre par un grand acteur, Harrelson) meurt à peine entré en jeu, les dernières déambulations de Chiguhr sont assez anecdotiques, et le récit s'achève avec quelques déblatérations à peine articulées et compréhensible du sheriff (Tommy Lee Jones) de même que Lebowski s'achevait avec la "morale" grandiose et grotesque distillée par Sam Elliott.


Or le scénario de No country ne doit rien (ou presque) aux frères Coen - et ce fait est sans doute essentiel. L'adaptation est fidèle, presqu'à la lettre au roman éponyme de Cormac Mc Carthy. Le héros meurt sans qu'on s'en rende vraiment compte bien avant la fin du roman, le tueur professionnel est abattu à peine apparu, le roman s'achève par des élucubrations interminables du sheriff ...Les seuls changements portent essentiellement sur deux points :
- la réduction du rôle des mafieux mexicains, simplement pour alléger le récit, donc sans grande importance sur le fond,
- la réduction sensible du rôle du sheriff (Tommy Lee Jones), et plus particulièrement de ses pensées, de sa vision d'un monde qui lui échappe, assurément peu cinématographiques (et là encore moins puisque à l'évidence T.L. Jones bâcle) - alors même qu'elles sont indispensables à la compréhension de l'oeuvre.


Le roman, presque philosophique, présente, sous la forme totalement maîtrisée et tonique d'un polar noir, une véritable méditation sur la condition humaine :
- l'homme du passé ( le sheriff), effectivement dépassé - il arrive trop toujours trop tard, lorsqu'il est présent, cela indiffère tout le monde (à commencer par Chiguhr), il ne comprend pas, et son discours (ses dernières réflexions, dans le livre, sont d'ailleurs très parlantes) se perd en ratiocinations vaines ...
- l'homme d'aujourd'hui, le héros (?) du film, qui s'agite, fuit, échappe au pire, pour finalement disparaître à notre insu, est irrémédiablement condamné;
- l'homme du futur, ce playmobil du 21ème sièce, Chiguhr totalement déshumanisé, sans valeurs que celles correspondant à son contrat du moment (et encore ...), immortel et maître du destin des autres (avec la marge encore un peu humaine de l'aléatoire ...)


Tout l'équilibre du récit, toute la force de la réflexion tiennent précisément dans l'équilibre entre ces trois personnages - encore faussé davantage dans le film par l'importance accordée au personnage de Chiguhr (non par son action dans le récit, très conforme à celle développée dans le roman mais par le traitement cinématographique du personnage, à commencer par sa coiffure). Faute d'avoir su trouver cet équilibre, de le reproduire dans le film les Coen sont peut-être passés à côté d'une grande oeuvre. D'où cette impression de flou, de perplexité voire de confusion qui finit par prendre le dessus.


P.S. la traduction française du titre "(Non ce pays n'est pas pour le vieil homme") est totalement nulle. Elle devrait être en fait aussi évidente que triviale : "pas de place pour les vieux."

pphf

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