Par Jean-Philippe Tessé

A Cannes, où il concourrait pour la palme d’or, le nouveau film des frères Coen accueillit des spectateurs dont bon nombre traînaient des pieds, quand d’autres avaient carrément séché l’épreuve. La désaffection vis-à-vis de la fratrie, qui date de O Brother (2000), venant après un Big Lebowski justement loué pour son aisance et sa sérénité, n’avait connu jusqu’à aujourd’hui aucun répit. Maintenant nous en sommes là : No country for old men est un très bon film, et cette surprise tient moins à la maestria des Coen (maintes fois démontrée au cours des années 80-90) qu’au lieu de son expression, un territoire et un imaginaire dont on avait presque fini par oublier qu’ils étaient le ferment de leur œuvre. Ce territoire est ce mélange paradoxal d’abstraction (une géographie reconfigurée en espace mental) et d’hyper-incarnation (acteurs au top, personnages dézingués pathétiques ou grandioses, « hauts en couleur »), où les cinéastes pétrissent leur style. Cet imaginaire est une Amérique déphasée, qu’on dirait héritière de ses grands archétypes, mais comme désossés.

S’ajoute ici, via l’adaptation d’un roman de Cormac McCarthy, un paysage aisément repérable, celui de l’Ouest finissant, et tout ce qui va avec : vieux shérif philosophe (Tommy Lee Jones), jeune cow-boy taiseux mais rusé, routes sans fin écrasées de chaleur, Mexicains, bagnoles, santiags, chemises à carreaux, stetsons. Rien que du naturel, donc, où surgit un pur bloc d’étrangeté en la personne d’Anton Chiburgh, un terrifiant tueur psychopathe génialement incarné par Javier Bardem : armé d’un matador (cette sorte de pistolet à air comprimé qu’on utilise pour abattre le bétail) et surtout orné d’une coiffure ahurissante qui lui donne un air de débile à babyliss ou de gros gamin demeuré malgré sa voix d’outre-tombe et son teint gris de zombie, ce fléau se lance sur la piste de Llewelyn Moss, un type sans histoire arrivé par hasard sur les lieux d’un massacre (un deal de drogue qui a tourné au carnage), et qui a mis la main sur un magot.

En super forme, les Coen font tourner à plein régime l’ambivalence qui les fonde. Abstraction : magnifiquement éclairé par Roger Deakins, le Texas est évidé, déterminé moralement par le shérif comme un espace déserté par la morale et les anciens repères. Hyper-incarnation : le monstrueux tueur, pure expression du mal sans sujet (le tueur n’est personne) ni objet (il tue pour un magot, parce qu’il l’avait promis, parce qu’il a gagné à pile ou face ou, tout simplement, pour tuer) dévore le film et se répand sur lui comme une ombre – il faut le voir avançant de nuit dans une ruelle vide, avec sur le visage une sorte de masque livide d’ange de l’apocalypse. Du coup ils ont toute latitude pour laisser parler un brio de filmmaker jouissif. Des grandes scènes d’action éblouissantes (Moss dans une voiture mitraillée par Chiburgh invisible qui semble ne jamais vouloir s’arrêter de tirer) s’agrègent sur un rythme lent où la seule mobilité est assurée par le tueur quand le reste est figé dans la torpeur de l’attente du déluge : Moss attend le diable puis va le tenter, tandis que le shérif ne fait à peu près rien de tout le film, sinon lire le journal, méditer et taquiner son crétin d’adjoint. Ce sont ces multiples vitesses qui font la valeur du film, et la maîtrise de la mise en scène qui en fait la beauté. Plus sans doute que dans la charge symbolique qui le perfore partout (fable sur le mal absolu, chroniques de l’Ouest en péril, méditation sur l’âge, etc.), c’est l’aisance des Coen à imposer leurs figures et la souveraineté de leur art qui élève No country for old men. Peut-être pas un immense film, mais un exercice de style brillantissime, livré par les frères comme pour nous rassurer : non, ils n’ont pas perdu la main.
Chro
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Chro : Top 10 cinéma 2008

Créée

le 28 août 2014

Critique lue 432 fois

3 j'aime

Chro

Écrit par

Critique lue 432 fois

3

D'autres avis sur No Country for Old Men

No Country for Old Men
Strangelove
10

Le rouge et le (très) noir

Que se passerait-il si les frères Coen se prenaient à mélanger la violence crue d'un Fargo avec la noirceur d'un Blood Simple ? Je ne sais pas pour vous, mais j'appellerait ça un chef d'oeuvre. Et...

le 11 févr. 2016

114 j'aime

1

No Country for Old Men
DjeeVanCleef
9

Pile ou face

Texas, début des années 80. Alors qu'il chasse à l'ouest de l'état, sur ce territoire encore sauvage, coincé entre les Etats-unis et le Mexique, Llewelyn tombe sur un carnage, une hécatombe : un deal...

le 10 mai 2014

108 j'aime

9

No Country for Old Men
ErrolGardner
10

Non, ce monde n'est pas fait pour un vieux shériff désabusé.

Le film divise. Il y a ceux qui sont dithyrambiques, et il y a ceux qui crient à la tromperie, au simulacre de chef-d’œuvre. Je fais partie intégrante des premiers, et je le hurle sur tous les...

le 23 avr. 2013

100 j'aime

5

Du même critique

Les Sims 4
Chro
4

Triste régression

Par Yann François « Sacrifice » (« sacrilège » diraient certains) pourrait qualifier la première impression devant ces Sims 4. Après un troisième épisode gouverné par le fantasme du monde ouvert et...

Par

le 10 sept. 2014

42 j'aime

8

Il est de retour
Chro
5

Hitler découvre la modernité.

Par Ludovic Barbiéri A l’unanimité, le jury du grand prix de la meilleure couverture, composé de designers chevronnés, d’une poignée de lecteurs imaginaires et de l’auteur de ces lignes, décerne sa...

Par

le 10 juin 2014

42 j'aime

Broad City
Chro
10

Girls sous crack.

Par Nicolas Laquerrière Girls sous crack. Voilà la meilleure façon de décrire Broad City, dernière née de Comedy Central (l'historique South Park, l'excellente Workaholics, etc), relatant les...

Par

le 4 août 2014

30 j'aime

1