Bien que les films n’aient a priori rien en commun si ce n’est de sortir au même moment, il est intéressant de comparer les partis pris de Nocturnal Animals avec ceux de Moonlight : s’interroger pourquoi, quand l’un s’enlise progressivement, l’autre gagne en ampleur et en capacité à émouvoir.


Un élément les unit pourtant : le soin accordé à l’écriture, et le désir de gentiment malmener quelques codes pour faire surgir une nouvelle vérité des êtres. Chez Jenkins, le récit est divisé en trois temporalités, qui se succèdent chronologiquement et entretiennent des échos permettant de combler de larges ellipses. Chez Ford, trois narrations s’entremêlent : un présent, son passé, et une œuvre de fiction mise en abyme : le tressage est plus complexe, mais plus prometteur dans un premier temps, laissant en suspens certaines faits qui intriguent, à l’image des zones fantomatiques qui irriguent un mélo qui parvient à tenir ses engagements, Manchester by the Sea.


Tout réside dans cette pose initiale : Nocturnal Animals s’ouvre avec maestria, et l’on n’en attend pas moins de la part de Tom Ford, qui avait déjà impressionné sur le plan visuel dans A single Man. Seamus McGarvey (à qui l’on doit quelques belles séquences du dernier Godzilla en date) honore les ambitions du cinéaste, alternant avec violence les bleutés d’une vie haut de gamme avec les dorures d’un Texas suintant la violence. La construction narrative, forcément déroutante, est habile et les premières paroles posent des réflexions intéressantes. Le monde de l’art contemporain, sa posture et son cynisme, les masques du luxe pour occulter les frustrations des individus se déroulent comme un défilé macabre, qu’on place sous la devise suivante :



“Enjoy the absurdity of our world. It's a lot less painful. Believe me, our world is a lot less painful than the real world”.



Il faudra le relai par la fiction du roman lu par Susan pour accéder, paradoxalement, à une forme de vérité. Le propos n’a rien de révolutionnaire, mais les moyens de le formuler convaincants. La première scène du roman, sur la route, parvient ainsi à distiller une angoisse tout à fait palpable, et réellement éprouvante.


Alors qu’on s’amuse dans un premier temps des transitions poreuses entre les deux univers (un objet, une impression, voire un champ/contre champ trompeur), leur systématisme finit par laisser, voire irriter. Les pistes se multiplient, et avec eux des artifices d’écriture qui viennent éventer tout ce qui faisait le charme mutique des premières séquences.


Il est toujours dangereux de traiter de l’écriture ou de l’art dans une œuvre : les leçons qu’on y donne sont autant d’armes qui peuvent se retourner contre le récit lui-même. Nocturnal Animals en est un bel exemple : la justice, la dimension sociale, la vengeance, le cancer, l’avortement, l’infidélité, rien n’échappe au catalogue des éléments perturbateurs : à mesure que le récit progresse, le personnage de Susan perd en substance ce qu’il accumule en verbalisation, par une tendance maladive à tout expliciter : frayeur du cinéaste, ou condescendance envers le spectateur ? Difficile de trancher, mais le résultat est le même : un inéluctable effondrement.


Le suspens de la séquence finale tente bien de revenir à ce qui pouvait initialement fasciner : il est trop tard. Le romanesque éculé de toute cette entreprise, quelle que soit la beauté de son écrin, des superbes architectures post-modernes au désert nuageux du Texas, a délesté l’œuvre de sa substance, coquille rutilante, mais un brin vaine.

Sergent_Pepper
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le 20 févr. 2017

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Sergent_Pepper

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