Aronofsky, cinéaste inspirant des opinions aussi radicales que divergentes, s'attaque à un passage aussi populaire dans l'imaginaire commun que rare au cinéma, avec suffisamment de moyens pour, au choix, retourner les cerveaux, ou se viander en XXXL. Quitte ou double, diraient certains.
Noter un de ses films n'est jamais mince affaire, tant l'homme ne réussit jamais complètement des films qui font pourtant généralement forte impression, qu'il s'agisse du névrosé (mais obsédant) Pi, de l'hystérique (mais douloureux) Requiem for a Dream, de l'éparpillé (mais intensément baroque) The Fountain, ou du psychologiquement simpliste (mais génialement baroque) Black Swan, The Wrestler wrestant peut-être son seul long-métrage irréprochable sur les plans narratif et esthétique. Noé, c'est un peu l'extrême opposé (en témoigne son score bien inférieur à celui de ses prédécesseurs). Bien sûr, on peut avancer l'influence des partis pris dogmatiques, le film semblant déplaire à la fois aux athées cyniques ET aux bigots butés (quelle bande de dégénérés il y a en ce bas monde, sérieusement)... Mais le film n'en reste pas moins un condensé des "géniaux" défauts précités. Assurément, il s'agit du film le plus ambitieux du cinéaste, plus encore que The Fountain, et donc du plus casse-gueule. Ce côté casse-gueule se ressent de bout en bout, et sur tous les plans.
En premier lieu dans sa forme, parce qu'Aronofsky s'est comme toujours imposé la mise en place d'une esthétique inédite, nous valant le meilleur (le cauchemar prophétique de Noé, l'assaut dans les bois noirs...) comme le pire (le serpent numérique de l'Eden, les ombres chinoises sur fond de crépuscule rappelant les film d'animation franco-belges des années 70). Dans le fond ensuite, le film s'avérant un peu grossier dans ses mécanismes dramatiques, et l'approche audacieuse et intelligemment iconoclaste du récit biblique côtoyant le cliché qui tâche et un discours écolo un peu trop moderne pour coller. En fait, il est très probable qu'Aronofsky échoue à transmettre à la majorité du public sa vision de son propre film (censément plus une œuvre visuelle "épousant" la Bible qu'un blockbuster d'inspiration biblique) ; trop ambitieux, encore une fois !
Mais il en a aussi les qualités qui font la force du cinéma aronofskien : un rapport radical aux corps dans l'image, une propension à inspirer des émotions viscérales à travers des fulgurances visuelles, et une absence de compromission totalement premier degré dans ses orientations, fussent-elles malavisées (voir la mort de l'adolescente sous l'assaut des hordes barbares). Alors du coup, on se prend son cinéma en pleine gueule, et si l'on décide de rester jusqu'au bout dans la salle obscure, on est un peu obligé de s'immerger pleinement dans l'aventure. D'avaler la sève noire et or de ses films. De partager l'obstination tragique de Noé, illustration impressionnante des mécanismes de la radicalisation religieuse (ou plus simplement de la poursuite d'un objectif à tout prix, ici l'assassinat de sa famille au nom de sa sainte cause), et la terreur de ladite famille.
Aronofsky loupe donc quelques gros virages dans son parcours, oui, mais il faut prendre en compte la difficulté d'un parcours chaotique s'il en est. Long et périlleux. Peut-on ne pas se planter (à moitié) quand on associe au premier degré, dans un même film, créationnisme bourrin et darwinisme limpide, écologisme radical et pêché originel, charge anti-industrielle et ode à la civilisation, monstres de pierre et figures religieuses vieilles de trois milles ans, massacres à la machette et végétalisme essentiel ? Un coup ça passe, un coup, ça ne passe pas. Quitte ou double. Son film est inégal, gauche, parfois longuet, mais au final, il en reste quelque chose de précieux, une proposition de cinéma indéniablement séduisante, et une démarche intellectuelle dont on doit saluer l'effort.
MAIS en fin de compte, et malgré une approche psychologique là aussi trop simpliste, la raison pour laquelle Noé finit malgré tout par convaincre... tient à son focus salutaire sur le drama familial, d'une efficacité indéniable, le privilégiant presque à la big picture, dont le cinéaste tartine chacune de ses interviews. Plus encore que sa relecture perso du mythe du Déluge (ceux qui le prennent au pied de la lettre ont le quotient intellectuel d'un sandwich), plus encore que l'opposition entre le modus vivendi antédiluvien (old testament style) et la pensée moderne individualiste tous deux incarnés par Noé et Tubal-Cain (méchant avec lequel on est d'accord, ce qui est plutôt intéressant), c'est le drama familial qui brille, dans Noé, et excuse ses défauts. Noé s'avère ainsi, et avant tout, un récit fort et émouvant sur les notions de foi, d'engagement... et de fanatisme. À partir du scénario d'Aronofsky, Russell Crowe et Jennifer Connelly livrent des performances fabuleuses. Les jeunots Emma Watson et Logan Lerman (précédemment ados blessés du magnifique Monde de Charlie) font presque de la figuratio : l'essentiel passe par l'opposition idéologique des trois adultes, joués par eux deux et le toujours juste (et toujours un peu over-the-top) Ray Winston, Naameh (Connelly) jouant ce qu'on pourrait appeler l'arbitre de raison entre un Noé fanatique et un Tubal sans Dieu. Un rôle plutôt approprié à une femme, quand on y pense, cette dernière étant bien moins disposée à mourir pour de plus ou moins nobles idées que la gente masculine.
Aronofsky continue donc sa ballade du créateur à moitié maudit qui emmerde tout le monde, et dont on se demande d'année en année comment il parvient à continuer sur cette voie, en continuant d'envoyer chier tout le monde, et en faisant SON cinéma, que la production s'élève à 100 000 dollars ou à 125 millions (ce qui est le cas de Noé !). Les deux sont peut-être liés...